Le Sang de ma mère : Chapitre 6

Le Sang de ma mère : Chapitre 6

Kulary renfermait tout un univers qui tenait entre les quatre concessions familiales, où je croisais toujours un visage inconnu qui se présentait comme un oncle ou une tante, après m’avoir demandé le nom de mes parents, et le champ sablonneux de pierres qui s’étendait jusqu’aux confins du ciel, lui-même recouvert par le sable. « Wallay, si tu revenais au moment de la récolte, tu reconnaitras plus rien. Tout sera vert. » me jurait Radji durant notre vendange matinal de cailloux. Je plissai les yeux pour voir cette fameuse armée de pieds de maïs, l’épi dressé. Je n’y voyais rien, pas même les petits buissons rampants d’arachides que me mimait Radji, à l’aide de grands gestes. Alors, je retournais à ma recherche de cailloux plats, impatiente de faire des ricochets à la rivière des lessiveuses. Mon record était de quatre, deux de moins que Radji. C’était la première pensée à affleurer à la surface de mon esprit au réveil. Je confondais le clapotis des gouttes d’eau du puits dans les sceaux, avec le bruit de mes lancés sur la rivière. J’étais immanquablement déçue en ouvrant les yeux. Je comprenais alors que ce n’était que le bruit des retardataires qui s’activaient à faire leurs ablutions avant le fajr. Je me dépêchais de refermer les yeux avant que Ma ne m’oblige à me lever et à me rendre à la mosquée avec elle. 

Kulary, aux premières lueurs du jour, devenait tout autre. La cuisine, au centre de la concession, ne grésillait alors pas d’éclats de rire et de fumée. Elle était abandonnée même des mouches. Les portes des grillages en fer forgé des terrasses étaient closes, pour dissimuler les entrées désertées de ses occupants habituels. Sans les grands-mères qui filent le coton dans un coin, les mamans qui discutent d’une maison à l’autre et les colporteurs qui déballent leur barda sur le sol, les lieux me semblaient lugubres. Seul le vent troublait ce silence en malmenant des grillages qui grincent. Il suffisait d’attendre quelques heures dans mon lit, puis je savais que Radji allait s’engouffrer dans notre chambre après son « Kan, kan, vous avez bien dormi ? ». Il portait dans chaque main un sceau pour que Ma et moi puissions nous laver. Une fois cette formalité passée, nous engloutissions du xondé* et il m’entraînait à sa suite dans le Kulary, dont j’avais attendu le réveil depuis l’aube. On se précipitait au champ, alors que le village s’étirait et baillait encore. Une partie seulement. Les personnes que nous  croisions  dans notre course revenaient du champ ou s’affairaient aux tâches ménagères. Ils me demandaient si j’avais bien dormi, moi, mes parents, ma famille. J’acquiesçais avec la seule parole que je connaissais : « Majam« . Après m’avoir demandé pourquoi je ne parlais pas soninké, il demandait à Radji de bien s’occuper de son invité française. 

Mon été aurait pu se résumer à lui. Où que je tourne les yeux, mon regard tombait sur le sourire édenté de Yahya. Il était l’un des rares enfants à s’approcher de mon âge, dans la concession. Quand le lendemain de notre arrivée, sa mère lui  avait dit que j’étais la fille de son oncle, il m’avait pris par la main et menait dans les champs. Nous étions montés sur un cheval, puis un âne, jusqu’à que le propriétaire nous chasse. Ce dernier me mit en garde « Fais attention à ce garçon, c’est un bandit ! », en secouant Radji. Par la suite, on me le répéta souvent. Radji avait la mauvaise habitude de piller les manguiers et les réserves de cacahuètes grillés, qu’il emportait dans ses innombrables cachettes où il se retirait à l’heure du travail dans les champs ou des cours de Coran. Radji avait tout le temps de jouer avec moi. Nous nous gavions principalement de cacahuètes grillées, de fruits et de sodas jusqu’à transformer nos ventres en ballons bien gonflés. Nous courrions et nous riions, aussi. Du matin au soir, nous courrions en riant jusqu’à en avoir le tournis. Les jambes et le souffle coupés, nous nous laissions tomber, ivres de joie. Tous ceux qui croisaient notre route, nous annonçaient solennellement que nous nous marierions. Yahya et moi, nous reculions alors de deux pas en hurlant des grands : « Ah ! beurk. » et « Jamais ! » Mais lorsqu’ils ajoutaient que nos parents respectifs réagissaient certainement avec le même dégout à notre âge, je m’arrêtais pendant un instant de rire et de courir. J’imaginais mes parents-enfants, courir main dans la main. 

Mes parents n’avaient pas écoulé ensemble leur enfance à partager leurs rires et leurs larmes au pied du grand manguier. Ils avaient grandi l’un à côté de l’autre, dans des concessions voisines, sans réellement se voir. Mais un jour, alors que Ma s’extrayait doucement de l’enfance, Baba l’aperçut lavant du linge à la rivière, en compagnie de ses amies. Seul mon père sait ce qui l’éblouit tant dans le visage trempé d’eau et de sueur de cette jeune fille, frottant le linge blanc de toutes ses forces. Il en revint de cette rencontre fortuite, le regard brillant et avec la certitude d’avoir découvert la plus belle femme au monde. Ses parents tentèrent de le décourager. Ils l’avaient déjà promis à la fille aînée des Waggeh, à l’âge où il apprenait ses premières sourates. Il le savait bien. Sa future femme habitait un village où il aurait pu se rendre en bicyclette. Mais comme Baba avait pris sa décision, ses parents acceptèrent sans difficulté ce mariage. Il était courant que les parents ou les jeunes garçons changent d’avis. De toute façon, il a droit à plusieurs femmes avait conclu son père, gêné de manqué à sa parole. Les golos* furent envoyées chez Ma fut demandée et le mariage se fit rapidement. Malgré un mariage assez commun sous le ciel de Kulary, Ma était vue comme chanceuse. L’homme qu’elle épousait appartenait à l’espèce rare de ceux qui prenaient la route. Tous ceux qui partaient pour l’Europe revenaient presqu’aussi riches  que ceux qui partaient aux États-Unis. Ma volait ainsi à la famille Waggeh, une vie confortable pour leur fille et toute sa famille. Le départ de Ma l’avait soustrait à leur hostilité, mais ils ont eu le temps de la toucher de leur œil avant qu’ils partent, assura un matin Mama Oloria en filant le coton avec dextérité. 

Mais qui eux ?

 Ne les vois-tu pas, toutes, à trépigner de joie jusqu’à en faire trembler le sol ? Le regard comme des flèches et le sourire sournois ? 

Mama jeta sa question au vent, sans faire attention à ma perplexité, concentrée sur son ouvrage pour profiter des derniers sursauts du crépuscule. Je cherchai autour de nous, ces sourires sournois et ces flèches. Je ne vis qu’une poule et ses poussins à la recherche de grains de houto* à picorer, entre les femmes occupaient devant la cuisine. 

Depuis l’annonce de ton retour, ils ne parlent que de ça comme si c’était leur œuvre. Moi, je pense que ça l’est. Moi, je pense… 

Starfoullah, je t’en prie. Tu sais que je n’aime pas tes histoires de sorcières.

 

Xondé : plat sucré à mil dégusté au petit-déjeuné.

Golo : noix de kola offert à la famille de la future mariée par le fiancé pour demander sa main.

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Amy

Écrivaine et Conceptrice de La Femme en Papier

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