Le Sang de ma mère : Chapitre 5

Le Sang de ma mère : Chapitre 5

Baba conduisit toute la journée et une petite partie de la nuit. Nous fîmes très peu de pauses. Il était impatient d’arriver. Heureux de conduire aussi. Ici, personne n’exigeait de lui un permis pour rouler en voiture. À présent qu’il avait renoué avec le volant, il ne le lâchait qu’à regret. Dans la plupart des villages, où nous nous étions arrêtés, Baba ne quittait pas son siège. Assis en biais, une cigarette dans une main et le volant dans l’autre, il nous suivait distraitement du regard Ma et moi, tandis que nous errions entre les habitations. Quel plaisir de respirer un peu et de marcher enfin ! Plusieurs éternités s’écoulaient entre chaque arrêt. Mais pourtant, très vite, trop vite, Baba nous rappelait et le calvaire reprenait.

Le trajet s’étirait à l’infini dans cet océan de poussière. Des pierres, des branches, et du sable à perte de vue. Plus loin, encore des pierres, des branches qu’on entendait craquer sous les roues, et du sable toujours. Beaucoup de sable. Grisâtre. Il voilait tout, jusqu’au soleil lui-même et se faufilait en continu dans la voiture. À chaque cahot brusque, il nous enveloppait finement, se mêlait à notre sueur et devenait notre seconde peau. Sous mes doigts, tout était poussiéreux : l’air comme les sièges. Désormais, bien loin de la capitale et de ses routes goudronnées, notre voiture se transforma en arche balançée de tous côtés par des flots de cendre. À chaque fois que ma tête s’en allait heurter le siège de Ma, je sentais le poisson frit, mangé la veille, remuer jusqu’à ma gorge.

 Je vais vomir Ma, répétais-je pour la cinquième fois.

Bois de l’eau, on n’est plus très loin, me répéta-t-elle également pour la cinquième fois.

Quand j’apercevais la silhouette d’un village, quel qu’il soit, je priais pour qu’il s’agisse de Kulary. « On est arrivés ? » Mes parents ne me répondaient même plus. J’ensevelissais petit à petit, dans un sommeil agité, mon espoir de quitter un jour cette voiture, lorsque Baba s’exclama avec joie : « On est arrivés !« 

Bien que somnolente, je me jetai hors de la voiture. La nuit m’enveloppa entièrement de son manteau épais et plein de fraîcheur. Autour de moi, je n’aperçus rien, pas même le sol sous mes pieds. N’avions-nous pas échoué au milieu d’un gouffre ? Baba klaxonna des grands coups et tout Kulary se réveilla en sursaut, tel un seul homme. Des mouvements firent d’abord onduler la pénombre. Puis des lampes torches s’allumèrent une à une comme autant d’yeux venus nous observer.

Elle, c’est Mama Hatou, la mère de ton père. Elle, c’est Mama Oloria : ma mère. Lui, c’est mon père : ton Kissima.

Je plissai les yeux en vain. Leurs lampes torches, dardées sur moi, m’aveuglaient. Impossible de les distinguer des autres ombres, ciselant l’obscurité. Mes grands-parents ne se souciaient pas vraiment que je les voie, ils étaient trop occupés à me scruter. J’avais apparemment tout pris de Ma : ses grands yeux de soie, cet heureux écart entre ses deux incisives et les fossettes nichées dans ses joues.

Mais son corps long, ça c’est de son père, dit Mama Hatou. Elle m’arrive à la même taille que Mamadou à son âge. Quand il était bébé déjà, on me disait que c’est lui qui devrait me porter sur son dos !

Non, non objecta d’un ton grave Mama Oloria, sa mère aussi était grande, petite. Elle a grandi vite, justement. Après, elle est restée petite. Non, cette petite à tout de sa mère. Quand je la regarde, je vois ma fille.

Kissima hocha la tête et sa lampe : « Oui, c’est vraiment notre petite. Mais c’est dommage, elle a aussi pris son nez plat et sa peau bien noire », lança-t-il.

Ils bourdonnèrent de rire, en me tapotant les épaules et la tête.

Ne boude pas, on te taquine ! Ajouta-t-il en essayant de pincer ma joue. Je me réfugiai précipitamment entre les plis du pagne de Ma.

Mon besoin de me soustraire, à l’éclat perçant et dépouillant de leur lumière, les surprit.

Elle ne comprend pas le soninké ?

Si, si elle comprend… Mais elle est fatiguée.

Maman m’attira dans ses bras et me berça pendant que les discussions et les rires continuèrent autour de nous. On m’oublia et on parlait déjà du teint de mes futurs frères et sœurs.

Ecrivain et Conceptrice du site.

Amy

Écrivaine et Conceptrice de La Femme en Papier

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