L’Œil le plus bleu, premier livre de la célèbre écrivaine Toni Morrison, mérite sa réputation de chef d’œuvre de la littérature américaine. En quelques 200 pages, on nous raconte un drame familial bouleversant. Une petite fille maltraitée par ses parents rêvent d’avoir les yeux bleus comme les enfants gardés par sa mère. Peut-être alors qu’ils l’aimeraient. Ce rêve est triste, mais encore l’histoire qui décrit, sans détours, les violences que peuvent subir une Afro-Américaine. On ne sort pas indemne de cette lecture.
Une petite fille noire au cœur des violences
La famille Breedlove est une famille afro-américaine pauvre de l’entre-deux-guerres. Leur existence est souffreteuse et triste. Ainsi, comme l’indique leur nom qui peut se traduire en anglais par « sorte d’amour », cette famille produit un amour qui découle de la violence. Ainsi, pour la petite Pecola Breedlove, âgée de 10 ans, les coups de ses parents sont des marques de leur affection et de leur attention, les seules reçues. Cette logique est poussée tellement à l’extrême que Pecola, victime d’inceste, tombe enceinte de son père. Situation étrange, effrayante même qu’on aimerait éviter. Ce sujet est pourtant souvent abordé dans les textes des écrivaines afro-américaines. Elles illustrent la situation des femmes, vulnérables à la violence autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, voire davantage. Les livres sur l’afro-féminisme expliquent la particularité de leur situation.
Une écriture troublante
Par la voix d’un personnage-spectateur, Claudia, une amie de Pecola, la jeune femme, revient sur ce triste épisode de son enfance. Ce regard naïf d’enfant sur cet univers rude, encadré par les observations de la narratrice adulte, crée un texte très émouvant et pragmatique. Les descriptions sont si déconcertantes et éloquentes, qu’on est projeté dans les maisons crasseuses, entre les enfants en guenilles. La présentation psychologique des personnages est précise et éloquente, à la manière du naturaliste Balzac. Toutefois l’intrigue est composé de manière décousue : les personnages et les scènes se succèdent, dans une insouciance de la chronologie. C’est troublant comme si l’autrice souhaitait nous égarer. Mais au fil de la lecture, les pièces du puzzle s’assemblent peu à peu, avec satisfaction. Une large fresque prend alors forme sous les yeux du lecteur. On se sent un peu comme un voyeur qui voit la lente agonie de ces existences qui se croisent. On sait que rien ne va se passer. Que les héroïnes ne vont ni se sauver, ni être sauvée. Mais on ressent cet inexplicable besoin de regarder jusqu’où ira cette complète décrépitude humaine.
Une peinture des travers de la société
L’Œil le plus bleu n’est pas le simple drame personnel d’une petite fille maltraitée. Dans la petite Pecola Breedlove, trop laide et trop fragile pour ce monde, il faut voir la figure de toutes les petites filles noires. Toutes celles qui rêvent d’avoir des yeux bleus. Si son destin est d’une rare violence, il n’est pas si exceptionnel dans la société décrite par Toni Morrison. Une société où les mères abandonnent leur bébé sur un tas d’ordures, où les hommes voient en des fillettes des femmes et où la richesse et le pouvoir est uniquement une question de couleur de peau. Les enfants sont nourris de haine de soi au sein de leur famille et ignorés par le reste de la société. Alors que peut-on espérer d’eux ? Ils finissent par devenir eux-mêmes des bourreaux. C’est parce que Pecola s’y refuse qu’elle se fait détruire de toutes parts. Sa frêle amitié qui la lie à Claudia et Frieda ne parvient pas à la sauver, parce qu’elles ne sont, comme elles, que des petites filles noires dans un monde d’adulte.
L’Œil le plus bleu est une histoire est brutale, amère, adoucit et rendu digeste par les ellipses et les images de Toni Morrison. Ce roman contraint à réfléchir sur le regard que l’on porte sur soi, sur les autres et sur la société. Toutes ces choses que l’on choisit de voir et de ne pas voir. À ce titre, ce livre est un puissant plaidoyer contre les violences racistes et sexistes. Léonora Miano propose un plaidoyer sur les violences racistes à l’encontre des garçons noirs.


