Il était noir. Elle était blanche.
Alors ils vécurent heureux pour toujours et eurent beaucoup de bébés métisses. Cela pourrait être le scénario de nombreux films, séries et livres, tant le couple mixte s’impose comme la norme quand il s’agit de représenter des personnes noires, voire toute personne non blanche. Du live-action de La Petite Sirène à la série Bridgerton, amour rime forcément avec mixite quand il s’agit de personnages noirs. Or ce choix, comme tout choix systématique, crée à la fois une norme et indique une volonté d’encadrement, de surveillance des Blancs sur les non-Blancs dans une société régie par le racisme systémique. Alors même si tout le monde admet que se dédouaner d’être raciste parce que l’on a un ami noir est absurde, pour ce qui est du couple ou des enfants, le discours est différent. Mais en quoi une relation romantique abolirait-elle tous les préjugés et les dynamiques de pouvoir ? Mariama Bâ semble répondre à cette question dans Le Chant écarlate, son roman posthume, avec une réflexion riche et nuancée sur le couple mixte. D’où sa place parmi mes 7 lectures incontournables de 2024.
Dépasser les clichés romantiques et dramatiques
Le Chant écarlate commence comme toutes les histoires d’amour. Mireille est jeune, belle et intelligente. Ousmane est jeune, beau et intelligent. Ils tombent follement amoureux. Mais voilà, elle est une jeune Française blanche, riche, quand lui est un Sénégalais noir, pauvre. Mariama Bâ ne se contente pas de proposer un remake de Roméo et Juliette. Leur union transgressive reflète d’emblée les fractures historiques et contemporaines entre les Noirs et les Blancs, entre le Sénégal et la France. Chacun sait pourquoi leur relation doit rester secrète et devine où sont les limites, géographiques et relationnelles, de leur amour. Plutôt que de peindre un couple homogène, l’autrice montre comment leurs identités respectives se croisent de manière complexe. Mireille, consciente de ses privilèges raciaux, mesure les limites de son ouverture d’esprit face aux traditions sénégalaises et musulmanes, tandis qu’Ousmane oscille entre son désir d’assimilation à l’Occident pour s’élever socialement et son attachement aux valeurs culturelles de sa communauté. Il ne suffit pas ici de danser ensemble, mélanger la danse classique au hip-hop comme dans Save the Last Dance, pour que les héros partagent un amour sans troubles.
Mariama Bâ déconstruit ici le mythe de l’amour transcendant les frontières culturelles et raciales, une idée souvent véhiculée dans les récits de couples mixtes. Elle nous rappelle que ces relations ne sont jamais exemptes des dynamiques de pouvoir historiques et sociales qui les sous-tendent. L’autrice déclare ainsi en interview :
"Je voulais montrer que même l'amour, un sentiment que l'on pense souvent libérateur et pur, ne peut échapper aux chaînes de l'histoire."
Mariama Bâ, 1981 Tweet
L’amour plus fort que tout, vraiment ?
La comédie Devine qui vient dîner ?, qui met en scène les tensions provoquées par les couples mixtes, sort en 1967, la même année où les mariages interraciaux sont autorisés aux États-Unis par l’arrêt Loving v. Virginia. En dépit des années, ce type de comédie reste d’actualité avec des films comme Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. Ce genre de comédie oppose, en général, l’amour du couple au racisme de la famille et du reste de la société. Le triomphe de leur amour devient souvent celui sur le racisme, qui se limite souvent à de l’ignorance. Papa est un bourgeois réac’ et maman n’a pas l’habitude de manger épicé. Mariama Bâ s’écarte de cette vision naïve. D’une part, elle inscrit le racisme dans le couple – le président américain Thomas Jefferson a bien entretenu toute sa vie une relation avec son esclave noire Sally Hemings et affranchi leurs enfants, tout en défendant des théories racistes et l’esclavage ; attitude ambivalente similaire à celle du père de Mireille. D’autre part, elle donne au racisme une dimension systémique et intersectionnelle.
L’histoire ne s’arrête pas avec la célébration du mariage. Au contraire, la vie de couple de Mireille et Ousmane permet d’explorer les effets du colonialisme dans les relations personnelles. Leur couple devient un microcosme, montrant que les relations interraciales ne sont pas seulement des histoires individuelles, mais aussi des terrains de négociation et de conflit entre des histoires, des cultures et des valeurs contradictoires. Indépendamment de leurs sentiments respectifs, Mireille et Ousmane incarnent l’héritage colonial qui influence leurs perceptions et comportements. Achille Mbembe l’explique :
"L’après-colonie est marquée par une lutte constante pour définir une identité qui est à la fois en continuité et en rupture avec l’histoire coloniale."
Achille Mbembé, De la postcolonie, 2000 Tweet
Cette observation s’applique parfaitement à Ousmane, qui a l’originalité dans le roman d’insister pour que Mireille se convertisse à l’islam et s’installe au Sénégal. Ce désir prend la forme d’une revendication anticoloniale, dans la mesure où il s’agit pour lui de contredire le dicton populaire :
“Souvent quand un Noir épouse une Blanche, sa patrie le perd.”
Mariam Bâ, Un Chant écarlate. Tweet
Noir, Blanc, Jaune, tous les mêmes : Une Analyse Féministe Complexe
De Mississippi Burning à La Voie de la justice, en passant par Freedom Writers, Inglorious Bastard ou même plus récemment Banlieusards 1, le cinéma regorge de film mettant en scène une femme blanche, souvent avocate, professeur ou activiste, et un homme noir luttant contre les injustices. Ce couple mythique est se créé pendant la période de lutte pour les droits civiques, l’homme noir est présenté comme l’allié naturel de la femme blanche contre le patriarcat raciste. Cette idée se retrouve également en France sous la plume de Simone de Beauvoir. Dans Le Deuxième Sexe, la philosophe fait une analogie entre l’oppression des femmes, forcément blanches, et celle des Noirs, tous des hommes. Ainsi, ce couple permet de s’affranchir du sexisme pour l’un et de briser un interdit raciste pour l’autre. Or, cette convergence des luttes omet qu’être victime dans une sphère n’exclut pas d’être dominant dans d’autres.
Cette contradiction est soulevée d’emblée par les féministes noires qui affirment subir le racisme des femmes blanches et la misogynie des hommes noirs. « Le patriarcat et le racisme fonctionnent ensemble pour marginaliser les femmes de couleur, même dans des contextes où elles semblent avoir une certaine forme de pouvoir ou de privilège. » (bell hooks, *Ain’t I a Woman? Black Women and Feminism*, 1981). De même, le collectif féministe Combahee River Collective écrit en 1977, dans sa déclaration de principe, après avoir fait le constat de la double trahison du mouvement féministe et antiraciste vis-à-vis des femmes noires : “Les seules personnes qui s’intéressent suffisamment à nous pour travailler de manière consistante pour notre libération, c’est nous-mêmes.”
Il faut attendre quelques années, en 1989, pour que la juriste afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw introduise le terme intersectionnalité pour définir cette réalité. Ce concept permet de comprendre que les différentes formes d’oppression s’entrecroisent et se renforcent ou s’atténuent mutuellement.
Dans son roman, Mariama Bâ démontre parfaitement ce phénomène. Mireille navigue dans une société sénégalaise où sa blancheur lui donne un pouvoir, la possibilité de s’affranchir d’un certain nombre d’obligations, mais où son genre la replace en situation de domination, en particulier dans la sphère domestique. Quant à Ousmane, conscient de la supériorité économique et des privilèges raciaux dont jouit sa femme, il reprend en ascendant en reproduisant, volontairement ou non, des formes de domination masculine au sein de son couple. Cette ambivalence est cruciale pour comprendre l’évolution de leur relation, où finalement aucun des deux ne consent à renoncer à ses privilèges.
Mariama Bâ remet en question le mythe de l’égalité universelle dans l’amour, en particulier pour les femmes. Dans sa postface « Le combat féministe », la chercheuse Mame Coumba Ndiaye écrit sur Bâ :
"Elle ne fait que brosser la dure et affreuse réalité de ce qui survient souvent aux femmes quand elles ont tout délaissé pour consacrer leur vie entièrement à un homme."
Mame Coumba Ndiaye, Mariama Bâ ou les allées d'un destin, 2007. Tweet
Femme noire ou femme blanche : L’éternelle rivalité
"Ne suis-je pas une femme ?"
Sojourner Truth Tweet
Cette interpellation de Sojourner Truth, une abolitionniste afro-américaine née esclave, incarne la situation des femmes noires. Bell hooks, dans Ain’t I a Woman?, explique que la féminité a historiquement été construite par les hommes blancs pour les femmes blanches. Les femmes noires, éloignées des standards de beauté eurocentrés, ont été opposées aux femmes blanches et souvent définies en négatif, afin de justifier la traite atlantique et les viols : trop fortes, trop bruyantes, trop sexualisées. Ce fossé entre femme noire et blanche par la logique sexiste, qui met en concurrence les femmes pour le regard masculin, par la participation des femmes blanches à l’exploitation des femmes noires. La loi Tignon, qui interdit en 1786 aux femmes noires de montrer leurs cheveux aux Antilles, est demandée par des femmes blanches.
Cette dynamique persiste aujourd’hui : les femmes blanches sont toujours perçues comme le standard de la beauté, et les femmes noires doivent continuellement justifier leur féminité, ainsi que leur humanité. Cette opposition se retrouve dans les relations amoureuses. Dans Le Chant écarlate, Ousmane, en oscillant entre Mireille et Ouleymatou, incarne un choix plus large : celui du modèle européen ou de l’héritage africain. Leur rivalité n’est pas qu’un simple triangle amoureux, elle symbolise un affrontement entre deux conceptions du monde. Au passage, dans cette compétition entre deux formes de féminité, Mariama Bâ célèbre la beauté et la séduction sénégalaise. Cela rétablit de l’égalité dans un système qui a toujours valorisé une forme unique de féminité, au détriment des autres. « Elle se noyait dans les vaporisations de parfums coûteux : les petits paquets d’encens qu’Ouleymatou emportait du marché pour le dérisoire prix de 25 francs anéantissaient tous ses efforts. »
Même dans le discours actuel, on retrouve ces tensions. Sur les réseaux sociaux, on est soit pour le Black Love ou le White Love. On est soit dans la réification de la femme noire à ses origines et diabolisation du couple mixte, soit dans le rejet des femmes noires au nom de la glorification des couples mixtes. Cette situation a pour effet d’invisibiliser les femmes noires dans les représentations. Mariama Bâ, comme quelques autrices noires et musulmanes de ma liste à télécharger, a le talent de ne pas tomber dans cet écueil. Non seulement, elle présente différentes femmes noires et discours sur le couple, mais souligne la beauté et les difficultés de chacune de ces relations.
"Ouleymatou se confondait dans son esprit avec l’Afrique […] Chez la Negresse, il était le prophète au « verbe-vérité », messie aux mains riches, nourricier de l’âme et du corps."
Mariama Bâ, Un Chant écarlate Tweet
Conclusion : Faites l’amour, pas la guerre !
Le Chant écarlate est une œuvre résolument contemporaine et critique. Un Get Out, avant l’heure. C’est un texte qui interroge les dynamiques de pouvoir et les rapports de domination au sein des relations interraciales, tout en offrant une critique postcoloniale et féministe complexe. Contrairement à de nombreux récits qui simplifient ces unions en les idéalisant, l’autrice d’une Si Longue Lettre complexifie cette thématique.
Mariama Bâ rappelle que l’amour ne suffit pas face au racisme et au sexisme ; il nécessite une prise de conscience constante des réalités de l’oppression et des inégalités. Dans la même lignée que ce texte, Djinns de Seynabou Sonko est à découvrir.



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