Mon amie pour la vie 1/2
« Ibrahima m’a demandé de sortir avec lui, je sais pas encore ce que je vais lui dire… »
Les lèvres de Kadiatou avait continué à remuer ensuite, mais Aïssatou n’avait plus rien entendu après ces paroles. Un silence effrayant s’était soudain insinué en elle. Un silence qui dévora tout sur son passage. Les formes et les couleurs sous ses yeux. Son flot de pensées impétueux. Les battements de son cœur et peut-être même son souffle. Il ne restait plus rien en elle.
Puis ce silence vomit tout, d’un coup, un seul. Aïssatou sentit son corps vaciller, se broyer. Tout revint à elle, de manière hachée et embrouillée. Elle revit les grilles du collège où Kadiatou et elle s’attardaient quasi chaque jour à la fin des cours. Le paquet de chips qu’elle lui tendait et le vent frais qui faisait virevolter ses mèches tressées. « Ibrahima m’a demandé de sortir avec lui… » C’était donc ça souffrir. Il sembla à Aïssatou qu’elle n’avait jamais connu une telle souffrance avant d’entendre ces paroles.
Elle était assise là sur son lit, bien entière, pourtant elle avait si mal qu’elle ne pouvait pas être encore en vie. Ou alors elle avait fait un cauchemar qu’elle prenait pour la réalité. Elle avait tant de fois vécu cette scène. Kadiatou lui soufflait l’air mi-amusé, mi-indifférent que tel ou tel garçon lui avait demandé de sortir avec elle. Aucun garçon ne pouvait lui résister, Aïssatou avait fini par en avoir la conviction. Seulement, une partie en elle avait imaginé qu’Ibrahima n’était pas un garçon comme les autres. Sinon pourquoi cette nouvelle lui était si insupportable à croire. Elle n’avait pas rêvé. Elle portait encore sur elle sa veste et son sac de cours. Aïssatou s’allongea et des larmes se mirent à couler. Elle vit de nouveau l’air mi-amusé, mi-indifférent de Kadiatou lorsqu’elle lui asséna les paroles meurtrières. C’était le même air qu’elle avait lorsqu’on l’a complimenté devant elle. C’était l’air qu’Aïssatou détestait voir sur la figure de Kadija parce que le savait destiné à elle seule. Elle savait qu’il servait à la ménager elle qui était maigre et plate, là où elle exhibait une silhouette plantureuse. Elle savait qu’il servait à la consoler elle, qu’on ne voyait pas à côté de Kadiatou. Mais Aïssatou acceptait cette situation. Après tout Kadiatou était avant tout celle qui lui avait proposé d’être sa meilleure amie en maternelle et qui l’avait fidèlement été depuis. Kadiatou était celle qui posait aux professeurs les questions qu’elle n’osait pas poser elle-même, quitte à se ridiculiser. Kadiatou était celle qui passait ses week-ends avec elle aux mariages où sa mère l’obligeait à aller pour ne pas qu’elle s’ennuie parce qu’elle avait ce pouvoir de rendre tout drôle. Avec elle, même les après-midi à tourner en rond sur les bancs du parc devenaient une fête. Kadiatou était celle qu’Aïssatou avait longtemps voulu être… jusqu’à sa rencontre avec Ibrahima.
Ibrahima l’avait enfin vu elle et seulement elle. Avec le temps, Aïssatou et Kadiatou avaient fini par tout partager. Les amies de l’une était devenue celle de l’autre. Chacune était la bienvenue chez l’autre. « On est plus que des amies, on est des soeurs » répétaient-elles à tout va. Néanmoins, Aïssatou se débattait parfois avec le sentiment qu’elle n’existait pas sans Kadiatou Leurs amies étaient avant tout celles de Kadija, car c’est elle qui attirait les gens autour d’elle. Les quelques amies qu’elle s’était faites sans Kadija, n’en étaient pas vraiment. Elle avait tout juste le temps de les saluer et d’échanger quelques mots avec eux avant que Kadiatou ne vienne l’entraîner ailleurs. De même, elles passaient leur temps chez Kadiatou Elle avait une famille où l’on s’amusait toujours. Sa mère disait à l’envie qu’Aïssatou était sa fille, tant elle y était souvent. Elle était même réquisitionnée pour les repas en famille, tout comme pour le baby-sitting des nièces et neveux. Par contre, si Kadija était appréciée par les parents d’Aïssatou, elle n’en demeurait qu’une invitée de marque. Ils étaient ravis que leur fille ait une amie qui n’était certes pas soninké, mais qui le parlait comme si elle n’était pas née en France. « C’est une bonne petite Kadijatou, garde-la bien. Très intelligente ! » lui disait sa mère. Aïssatou acquiesça alors un brin agacée parce qu’elle savait que cela était ce que tous pensaient. Ce qu’elle-même pensait sans se l’avouer. Elle devait bien garder Kadiatou auprès d’elle.
Ce qu’elle-même pensait sans se l’avouer. Elle devait bien garder Kadiatou auprès d’elle. Sans elle, est-ce-que Mariama et Magalie lui proposeraient d’aller faire les boutiques avec elles? Est-ce qu’elles lui garderaient encore une place à la cantine? Est-ce qu’elles passeraient encore des après-midi à discuter de tout et de rien? Elle était avant tout la meilleure amie de Kadiatou Et puis, surtout elles avaient tellement pris l’habitude de tout faire ensemble qu’Aïssatou ne prenait plus de décision sans en discuter avec Kadija avant. Elles mangeaient les mêmes plats, regardaient les mêmes films et se prêtaient leurs habits. Aïssatou se rappela alors que le t-shirt qu’elle portait était justement celui que Kadiatou lui avait prêté. Elle l’avait aidé à rembourrer sa brassière pour que le mot « Womanist » reste bien lisible sur sa poitrine. Kadiatou l’avait regardée, puis très naturellement était partie chercher des collants. « On va remplir tout ça, » s’amusa t-elle. Aïssatou n’avait pas voulu au départ, mais Kadiatou lui avait assuré que tout le monde le faisait et qu’il n’y avait pas de mal à tricher un peu. Elle avait alors rembourré son propre soutien-gorge bien qu’elle n’en ait pas besoin. Mais elles partageaient tout ensemble, même les choses les plus gênantes. Parce qu’elles « étaient plus que des amies, c’était des sœurs. » Elles partageaient tout… Tout, mais pas Ibrahima, se mit à pleurer plus fort Aïssatou. Pas Ibrahima.
Avec Ibrahima c’était différent. Elle l’avait connue seule. Il avait emménagé dans son immeuble lors de la dernière rentrée. Le hasard avait voulu qu’ils soient inscrits au même cours de grec antique. Kadiatou avait essayé de l’en dissuader. « Tu perds ton temps, ma sœur m’a dit qu’ils racontent chaque année l’histoire des deux élèves qui veulent entrer à Louis LeGrand, mais qu’il y a que celui qui fait du grec qui y rentre. C’est du mytho, personne les connait ces élèves. » Mais Aïssatou n’avait pas démordu même si elle devait finir plus tard le mardi et le vendredi. Elle avait toujours été passionnée par la mythologie grecque alors pour une fois, elle ignora la logique implacable de Kadiatou et s’inscrit même si elle avait peur de se retrouver toute seule.
Dès qu’elle aperçut Ibrahima dans la classe lors du premier cours, elle sut qu’elle avait bien fait. Ils s’étaient croisés à plusieurs reprises dans l’ascenseur, mais ils ne s’étaient jamais vraiment parlé. Ibrahima lui souriait seulement. Un sourire qui faisait apparaître ses fossettes sur ses joues et qui faisait oublier à Aïssatou jusque son prénom. Puis il lui disait simplement « salut. » Un sourire, une fossette et un salut, ce n’était pas suffisant pour qu’elle ait grand chose à raconter à ses copines. Cependant, c’était suffisant pour rendre flagellantes ses jambes et la tenir éveillée toute la nuit à rêver de ce qu’ils pourraient se dire après ce salut. Ce jour en classe de grec, son rêve devint réalité. Il ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait imaginé. Ibrahima lorsqu’il la vit, vint s’asseoir à côté d’elle sans avoir besoin de la sauver de voyous qui tentaient de l’agresser ou d’une voiture qui manquait de la renverser. Ibrahima s’assit à côté d’elle avec simplicité comme il le faisait avec tout et il lui sourit. Cette fois-ci il ne lui lança pas un salut, il lui dit qu’il aimait ses baskets. Elle remercia en son for intérieur Kadiatou de lui avoir offert cette paire pour son anniversaire et elle le remercia lui d’une voix chevrotante. Ils avaient ensuite continué à discuter à voix basse durant le reste du cours, puis sur le chemin du retour. Durant ce moment, le cœur d’Aïssatou battait si fort, qu’elle craignait qu’Ibrahima ne l’entende. Lui était visiblement détendu. Il était exactement comme elle l’avait imaginé. Il était doux, intelligent et drôle. Il était vraiment drôle. Malgré qu’il soit nouveau au collège, il était constamment entouré d’amis ou de connaissances qui ne cessaient de rire auprès de lui. Aïssatou les enviait tellement de pouvoir être près de lui selon leur bon vouloir. Elle goûtait pour la première fois la chaleur de sa présence, plus douce et rassurante que celle du feu de camp parce qu’elle ne risquait pas de la blesser. C’est ce qu’Aïssatou croyait à l’époque. Ce jour-là, lorsqu’elle rentra chez elle, elle supplia Dieu dans ses prières de garder Ibrahima auprès d’elle. « Pitié, pitié Allah fait qu’Ibrahima m’aime. »
Il l’exauça puisqu’Ibrahima s’asseyait toujours à côté d’elle en grec et qu’ils rentraient ensemble. Les matins où ils se croisaient désormais, ils faisaient le chemin ensemble. Elle apprit qu’il venait de Noisy-Champs. Son quartier lui manquait. Il y était né et n’avait jamais rien connu d’autre. Ses amis et surtout la petite-copine qu’il avait laissé là-bas lui manquaient. Son père avait fait des pieds et des mains pour qu’ils trouvent un appartement à Paris. Il était persuadé que ses fils ne pourraient pas réussir leurs études s’ils restaient en banlieue. Pourtant il ne trouvait pas notre collège vraiment différent du sien. Une ZEP à Paris et une ZEP en banlieue, c’est pas si différent parce qu’ils savent qu’il n’y a quasi que des Noirs et des Arabes. Aïssatou se sentait flattée qu’il lui fasse ces confidences. Elle savait qu’elle était la seule avec qui il osait se livrer ainsi. Avec les autres, il n’était que blagues et légèreté. Avec elle, il était aussi sincérité et profondeur. Elle chérissait cette partie de leur relation surtout depuis qu’il avait rencontré Kadiatou. Elle avait tenté d’éviter pendant plusieurs mois de les faire se rencontrer. Elle ne parla à aucun des deux de l’autre. Dans les histoires qu’elle racontait à Ibrahima, elle omettait toujours la présence de Kadiatou Elle s’attribuait même certaines de ses blagues et de ses comportements. Pas étonnant que la première fois qu’Ibrahima discuta avec Kadija, il s’exclama : « Mais, vous êtes des fausses jumelles ! Vous êtes trop pareilles. » Elles avaient ri toutes les deux, mais la crainte avait alors étreint le cœur d’Aïssatou. Et s’il voulait maintenant traîner avec elles deux ? Kadiatou avait voulu lui faire une surprise en l’attendant devant le collège ce soir-là, mais elle pouvait bien décider de les attendre désormais chaque mardi et vendredi pour rentrer ensemble. Alors il finirait forcément par lui préférer Kadiatou Tout le monde finissait par préférer Kadiatou Il avait souvent répété à Aïssatou qu’elle était mignonne. Le compliment illuminait son ciel alors pendant plusieurs jours. Cependant, Kadija n’était pas juste mignonne. Les garçons de la classe la qualifiait de belle et les plus audacieux même de bonne. Devant leurs copines, Aïssatou s’offusquait de la vulgarité de ce type de commentaires tout en étant secrètement triste de ne pas en être l’objet. Est-ce qu’Ibrahima allait penser la même chose que les autres garçons ? Il examinait en tout cas Kadiatou avec la même avidité dans le regard que tous les autres. Elle était si jolie. Elle aurait eu sa place dans les magazines qu’elles lisaient dans la cour. Son visage en porcelaine était encadré par ses éternelles longues mèches et on ne voyait que trop ses hanches, sa poitrine, sa silhouette élancée sous son jean moulant et sa chemise à carreaux. Aïssatou regretta de lui avoir prêté sa chemise qui lui seyait beaucoup trop. Le lendemain, elle appréhenda qu’Ibrahima lui demande de revoir Kadiatou À sa grande surprise, il ne le fit pas. Il l’avait trouvé sympa, c’était tout. Loin de le croire, Aïssatou le taquina rappelant ses longues œillades et ses fanfaronnades quand ils discutaient la veille tous les trois. Il répondit tout simplement : « Mouais, j’aime pas les Noires. » Finalement, il les aimait. Mais pourquoi Kadija ? Pourquoi Kadija et pas moi ? s’interrogea Aïssatou dans son lit. La foule de réponses qui se bousculaient dans sa tête redoublèrent ses larmes. Sa mère choisit ce moment pour entrer dans sa chambre, sans frapper comme à son habitude.
-C’est l’heure de prier ! s’exclama-t-elle avant d’arrêter son regard sur le visage déformé par les pleurs de sa fille. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es malade ? » Elle posa la main sur son front et ses joues, à la recherche d’une réponse. Aïssatou prétendit avoir mal au ventre. Elle savait que sa mère se précipiterait en cuisine pour lui préparer un remède maison. Elle était persuadée que de l’eau chaude et du xamale pouvaient venir à bout de quasi tout. En général, c’était effectivement le cas. Toutefois cette fois Aïssatou souffrait d’une peine dont le remède ne se trouvait pas dans les placards de sa cuisine. Elle ne pouvait pas lui dire que le garçon qu’elle aimait, aimait sa meilleure amie. Elles ne parlaient pas de ce genre de choses ensemble. La seule personne à qui elle aurait pu confier sa peine c’était… Kadiatou. Elle aurait su trouver une solution ou les mots pour la réconforter.
« De toutes les filles du collège, tu as choisi la seule à pouvoir me consoler de ta perte… »
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