L’Oeil le plus bleu de Toni Morrison
L’Œil le plus bleu de Toni Morrison. C’est le premier livre de la célèbre écrivaine Toni Morrison, mais on sent qu’elle est déjà bien talentueuse. Tu t’en doutes, alors je ne vais pas te faire languir : je l’ai adoré. J’ai d’ailleurs fini ce livre en deux jours seulement (il fait que 200 pages.). C’est une histoire très belle, mais dans le sens où elle frappe l’esprit et qu’on ne parvient que difficilement à s’en détacher. Je ne vais donc pas ici t’énumérer les points positifs et négatifs, mais seulement te raconter mon expérience de lectrice devant ce livre.
Toni Morrison trace dans L’Œil le plus bleu un tableau sombre et cynique de la famille afro-américaine de l’entre-deux-guerres, à travers l’existence souffreteuse de la famille Breedlove. Ironie du sort, malgré un nom qui peut se traduire en anglais par « donner naissance à l’amour », cette famille est incapable de produire de l’amour. C’est tout l’inverse, puisque ce bébé que porte la petite Pecola Breedlove âgée de 10 ans, est le fruit d’un inceste. Comment, ou plutôt pourquoi Pecola en est-elle arrivée à tomber enceinte de son père ? Question étrange, effrayante même qu’on aimerait ne jamais avoir à poser. Elle se pose pourtant souvent dans les textes des écrivaines afro-américaines (un autre texte de ma sélection du mois traite de ce sujet : je ne l’avais pas prémédité). Toni Morrison ne fait donc pas exception. Par la voix d’un personnage-spectateur, Claudia, une amie de Pecola, la jeune femme, revient sur ce triste épisode de son enfance. Ce regard naïf d’enfant sur cet univers rude, encadré par les observations de la narratrice adulte, crée un texte très émouvant et pragmatique. Les descriptions sont si déconcertantes et éloquentes, que j’ai vraiment l’impression de voir ces maisons crasseuses et ces enfants en guenilles. La présentation des personnages et de leur parcours psychologique est si précise, qu’ils nous imprègnent assez de leur présence pour venir s’asseoir à côté de nous. L’histoire s’écoule de manière décousue, les personnages et les scènes se succèdent, dans une insouciance de la chronologie, dans un profond souci du détail et un apparent désordre. Mais au fil de la lecture, et c’est l’une des magie de l’écriture de Toni Morrison, les pièces du puzzle s’assemblent peu à peu. Une large fresque prend alors forme sous les yeux du lecteur… On se sent un peu comme un voyeur qui voit la lente agonie de ces existences qui se croisent. On sait que rien ne va se passer. Que les héroïnes ne vont ni se sauver, ni être sauvée. Mais on ressent cet inexplicable besoin de regarder jusqu’où va aller cette complète décrépitude humaine.
L’Œil le plus bleu n’est pas le simple drame personnel d’une petite fille maltraitée. Dans la petite Pecola Breedlove, trop laide et trop fragile pour ce monde, il faut voir la figure de toutes les petites filles noires. Toutes celles qui rêvent d’avoir des yeux bleus. Si son destin est d’une rare violence, il n’est pas si exceptionnel dans la société décrite par Toni Morrison. Une société où les mères abandonnent leur bébé sur un tas d’ordures, où les hommes voient en des fillettes des femmes et où la richesse et le pouvoir est uniquement une question de couleur de peau. Les enfants sont nourris de haine de soi au sein de leur famille et ignorés par le reste de la société. Alors que peut-ont espérés d’eux ? Ils finissent par devenir eux-mêmes des bourreaux. C’est parce que Pecola s’y refuse qu’elle se fait détruire de toutes parts. Sa frêle amitié qui la lie à Claudia et Frieda ne parvient pas à la sauver, parce qu’elles ne sont comme elles que des petites filles noires dans un monde d’adultes.
L’Œil le plus bleu est une histoire est brutale, amère, adoucit et rendu digeste par le talent de Toni Morrison. Il donne à réfléchir sur le regard que l’on sur soi, sur les autres, sur la société… Toutes ces choses que l’on choisit de voir et de ne pas voir : le récit s’articule autour de cette question.