Le Sang de ma mère : Chapitre 8

Le Sang de ma mère : Chapitre 8

Je ne saurai dire quand eu lieu notre première rencontre. Matouné était certainement présente dès le lendemain de notre arrivée, avec l’un des cortèges de personnes venues nous saluer. Très vite incapable de suivre la cadence des discussions qui se bousculaient dans notre chambre, je n’y prêtais qu’une attention distraite. Les visiteurs, de leur côté, ne m’accordaient pas davantage d’intérêt, excepté au moment de m’expliquer nos liens de parenté. Fille du cousin de l’oncle de ta grand-mère. Cousin de la femme d’un tel autre. Le fils adoptif de la seconde épouse de ton grand-oncle. Des explications vaines. Je hochais la tête sans conviction, en retirant ma main de celles qui la serraient depuis trop longtemps à mon goût. 

Il me fallut un certain nombre de jours pour considérer la présence de Matouné comme naturelle, chaque jour. Il me fallut quelques jours en plus pour l’observer avec application. Mon regard avait glissé sur elle, sans s’y attarder. Cependant, son rire m’avait déjà interpellé. Un petit rire désagréable, dérangeant autant notre ouïe que sa bouche, tant il paraissait être arraché par la contrainte. Il provoquait une gêne. Il n’était qu’une gêne aiguë et saccadée.

Un matin, Matouné laissa échapper son petit rire, plus longuement que d’habitude.

– On mange du rondé tous les matins. J’en ai marre, il n’y a pas autre chose ?

Ici, on commence la matinée avec du rondé. Si tu n’en veux pas, tu n’as pas faim.

– Si, j’ai faim, mais je veux des céréales, protestai-je à plusieurs reprises.

Ma ne me répondit pas. Elle me lança seulement un regard qui me décida à lâcher ma cuiller et à sangloter. 

L’ensemble de la maisonnée, témoin muet de la scène, interrogea ma mère sur mes larmes. 

Elle n’aime pas le rondé ? 

Il ne faut pas lui accorder même un regard. Elle fait juste ses caprices.

Matouné se leva alors précipitamment. « Je vais aller lui prendre du pain à la boutique. Ils sont comme ça les enfants ! », avait-elle déclaré. Elle ponctua cette phrase, et toutes celles qui suivirent, de ce petit rire crispé.

Il détonait dans le silence installé autour du bol de rondé. Derrière les rideaux tirés, Kulary était encore ensommeillé.

Ce fut une révélation.

C’était donc elle, ce rire. Il me parut d’autant plus faux, en voyant son expression défigurée par la gêne. Elle transformait son sourire en une sorte de rictus et redressait ses narines au bout tombant. Elle alourdissait ses gestes et ses mouvements, toujours légèrement maladroits. C’était dommage parce qu’elle était jolie. Sa beauté devait sans doute être vantée dans les environs. Elle avait le teint juste assez clair pour être complimenté et des longues tresses éparses s’échappaient du foulard attaché sur sa tête. Je préférais, pour ma part, ses grands yeux en amande, encadrés de longs cils. Eux seuls ne souriaient pas. Ils me parlaient sans que je ne parvienne à saisir le sens de leurs paroles. Sans eux, j’aurais peut-être ressenti de la compassion ou de l’affection pour Matouné Radja. Elle était assez jeune et frêle pour que je ne vois pas en elle, tout à fait une adulte. Le col de sa robe, trop grand, laissait échapper le début d’une épaule et une fine bretelle semblable à celles de mes débardeurs. Au contraire, quant à son retour de la boutique, elle me tendit ses victuailles, emballées du papier journal, j’observais avec circonspection ses longs doigts fins. Ses ongles étaient étonnamment longs alors que Ma mère limait minutieusement ses ongles et les miens pour éviter de les salir. Elle ne portait pas de bagues, qu’une rangée de bracelets bariolés en perles en forme de graines de caroubier. J’étais tentée de les faire glisser pour lui emprunter comme je le faisais avec Matouné Cissé, qui nous rendait visite tous les jours.  

Matouné se mit à ricaner, déformant de nouveau sa figure, trop étroite pour contenir sa gêne. Son rire était encore plus étrange quand il surgissait seul.

« Dis merci, Setou. Matouné a été trop gentille d’écouter tes bêtises. »

Elle se saisit du paquet et le déballa sur le tapis où nous étions assises. Du pain, un pot de mayonnaise et des œufs durs. Je fis la grimace et me recroquevillai davantage. 

Je détestais les œufs. Ma le savait. Elle me les avait fait goûter sous toutes les formes avant d’abandonner. Ça ne l’empêcha pas d’éventrer le pain en deux avec ses doigts et d’y écraser un œuf avec des cuillères généreuses de mayonnaise. Ma me tendit le sandwich, avec une mine que je craignais chez elle. Elle était en colère contre moi. Dans ces moments, je risquais une claque à la moindre parole.

Je mangeai mon sandwich du bout des lèvres, avec plus d’appétit que je ne me l’avouais. J’étais en supplice, mais dès que je levai les yeux vers ma mère pour trouver du secours, elle répétait : « Tu as intérêt à tout manger sans en laisser une miette. » Je pris le prétexte d’aller chercher Radji pour jeter mon sandwich discrètement dans le tas d’ordure, derrière la cuisine. 

Quand je racontai à Radji le supplice du sandwich aux œufs, il secoua la tête en disant :

« Les enfants de France… » Il n’eut pas besoin de terminer sa phrase pour que je devine la suite. J’avais tant de fois cette sentence depuis mon arrivée. Elle précédait toujours un reproche, mais je ne l’avais jamais entendu dans la bouche de Radji. C’est peut-être pour cela que je m’énervai pour la première fois en entendant cette phrase.

Toi, t’es bête ! Tu sais pas parler français ?!

Il ne comprit pas le sens de mes paroles, mais le ton suffit pour qu’il me réplique : 

Et toi, qu’un gros bébé, même puiser de l’eau tu ne sais pas le faire ! »

 

Je le poussai au sol et m’enfuis en courant, craignant ses représailles. Arrivée à la véranda, je constatai qu’il ne m’avait pas poursuivi. Radji était parti au champ, sans moi.

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Écrivaine et Conceptrice du site.

Amy

Écrivaine et Conceptrice de La Femme en Papier

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