Chapitre 30 : Le sang de ma mère

Assise sur mon lit, je me préparais à recevoir les coups. Les yeux fermés, je serrais fort ma mâchoire et je retenais ma respiration, pour me transformer en pierre. Mais Matouné se contenta de me traîner au salon par le col. Elle piaillait comme à son habitude.
—« Elle a encore fait pipi au lit ! Elle a encore fait pipi au lit ! Qu’Allah met en témoin : elle le fait exprès ! Je vais la renvoyer dans le ventre de sa mère, moi, si elle continue ! To lémé, tchip… » Papa tressaillit, à l’insulte adressée à mes parents.
—« Mais tu vas calmer un peu ta bouche. Toi, tu ne pisses pas peut-être ? »
—« Ne m’humilie pas ! Tu veux quoi ?! Qu’elle fasse n’importe quoi et que, moi, je me taise ! Qu’elle nous pisse dessus aussi ?! Hein ?! C’est pour ça que tu m’as fait venir ?! Pour que je frotte l’urine de l’enfant d’une autre ?! Je m’occupe d’elle, du matin au soir. Je ne peux pas la quitter des yeux une seconde sans qu’elle salisse tout. Je n’en ferme pas l’œil de la nuit, pendant que sa mère dort, mange et pète bien à Kulary. Et, moi, j’aurai le droit de rien dire à cette petite. Non, tu ne me respectes pas du tout. Toi, t’insultes ma mère. » Après un silence, elle fulmina de nouveau : « Écoute-moi bien, je ne t’ai pas épousé pour devenir l’esclave de ton enfant. » Papa secoua la tête d’exaspération, et rajouta du son à la télévision. Il ne se mêla jamais de ma relation avec Maman. Il fit de même avec Matouné Radja.
« Allez-toi, viens, on va nettoyer tes bêtises. » M’aboya-t-elle ensuite dessus, en se dirigeant vers la salle de bain.
D’habitude, mon pipi au lit me valait une correction en bon et du forme. Tous les matins, l’accident se répétait. Depuis quelques jours, j’avais pris l’habitude de jeter discrètement mes draps et ma culotte mouillés au fond du panier à linge sale avant que Matouné ne se lève. Je changeais vite les draps et je me glissais dans mon lit l’air de rien. Une odeur d’urine imprégnait en permanence ma chambre, mais Matouné semblait ne rien sentir. Ce jour-là, il ne restait plus un seul drap propre. Heureusement pour moi, nous étions un dimanche, et les dimanches Papa ne sortait jamais. Des proches ou des amis lui rendaient souvent visite.
Matouné ne me tapait que lorsque nous étions seules. Quand Papa était là, elle se limitait à quelques taloches sur la tête, une cascade de reproches et des pincements sournois dans le dos. Sa colère se déportait de toutes façons, très vite sur mon père. Elle ne lui pardonnait pas de m’avoir ramener en France avec eux. Elle l’avait dit. Mais bien sûr, il préférait toujours écouté Halimata ! Qu’avait-elle à insister pour qu’ils repartent avec sa fille ? Les bonnes mères gardaient toujours leurs enfants auprès d’elles, surtout s’il s’agissait d’une fille. « Si demain, tu m’envoyais en Afrique et que j’avais une fille, je partirais avec elle. Mon pied, son pied. Quel genre de mère, s’est ? » Papa lui répliquait alors avec impatience : « Tu crois qu’ils vont te renouveler ton sezours, si l’enfant est en Afrique. Pfff, tu ferais mieux de la fermer et de parler de ce que tu connais. » Matouné persistait malgré tout. Elle ne démordait pas de cette idée : il avait agi pour faire plaisir à ma mère. Elle ne s’en plaignait pas seulement à Papa, mais à toute oreille complaisante.
À la cabine téléphonique, où très vite comme Maman elle s’engouffrait la plupart du temps, elle alternait entres des vantardises sur sa nouvelle vie à Paris et des plaintes sur sa co-épouse et sa fille qui ne cessaient d’obscurcir ses joies. Elle prétendait que ma mauvaise éducation la contraignait à passer constamment derrière moi et que ma mère était toujours à réclamer plus d’argent au point de condamner mon père à travailler en permanence. Matouné maudissait ma présence, ma naissance même. Pourtant, je lui permettais de meubler ses journées, bien vides autrement. Quand il ne restait plus rien à nettoyer, elle tournait en rond dans le salon, en suppliant du regard le téléphone de sonner. En désespoir de cause, elle pestait contre moi qui perdait mon temps pendant des heures soit à dessiner, soit à regarder des dessin-animés. Parfois, elle m’arrachait la télécommande et zappait de chaînes en chaînes. Elle se sentait vite frustrée devant cette succession de paroles et de scènes indéchiffrables pour elle. Quand elle regardait la télévision avec Papa, elle l’épuisait d’ailleurs à force de lui demander « Il a dit quoi ? Et elle a répondu quoi ? C’est qui elle, sa femme ? »
Matouné détestait sortir dehors. Elle s’imaginait être l’objet de raillerie derrière chaque sourire au coin et chaque messe basse. « Qu’est-qu’ils disent me presser-t-elle alors », sur ton fébrile et apeuré. Devant la boulangère ou ma maîtresse, je la voyais au contraire s’épuiser à sourire afin d’attirer leur attention. En vain. Après avoir constaté qu’elle ne parlait pas un mot de français, les adultes ne s’adressaient plus qu’à moi. Il m’arrivait alors d’oublier sa méchanceté et de prendre pitié d’elle. Maman aussi essuyait parfois du mépris et de l’indifférence.
Matouné pleurnichait pour déménager. Elle voulait aller vivre à Sarcelles. Là-bas, il y avait des parents à elles et plusieurs familles soninkés. Ici, il n’y avait que des Blancs. Juste une famille bambara et deux wolofs. Mais pas un Soninké. Personne à qui parler. Et puis l’étroitesse de l’appartement, encombré par les valises et les mâles, l’insupportait. « J’étouffe, ici. Tu m’as fait quitter ma villa pour une cage. » gémissait-elle. Elle supplia longtemps mon père. Mais Papa demeurait inflexible : si ma mère s’y était faite, elle s’y ferait aussi. Au départ, il l’accusait de faire des caprices, puis il dit que c’était à cause de sa grossesse.
Cliquez ici pour lire la suite.

Écrivaine et Conceptrice du site.