Le sang de ma mère : Chapitre 16

Le sang de ma mère : Chapitre 16

En vérité, ce n’est pas moi, mais Maman qu’il faisait tournoyer dans les airs. C’est à elle qu’il chuchotait des blagues dans le creux de l’oreille. C’est elle aussi qu’il chatouillait. C’est sa main à elle qu’il tenait. Et s’il m’appelait « Ma fille », ça n’était que pour elle ou pour lui-même. Comment puis-je l’affirmer ainsi, moi qui m’éveillais à peine au monde ? Parce que ce lien intense et mystérieux, qui m’attachait à ma mère, faisait que je voyais par ses yeux, ressentais par son corps. Je n’étais pas née en réalité. J’habitais encore son sein. Je restais accrochée à ses parois palpitantes, bercée par leur chaleur enveloppante.

Je sentais avec elle, et même mieux qu’elle, l’amour que Patouné Radji lui vouait. Il l’aimait déjà depuis longtemps lorsqu’il arriva à la maison. Depuis toujours même. Je le vois très bien, enfant, observer à l’écart la fille qu’il aime, tomber amoureuse de son grand-frère. Il a beau les suivre et se mêler à leurs jeux, ils se soucient peu de sa présence. Qu’est-ce qu’il a souffert le jour de leur mariage ! Il comprit alors qu’il n’aimait pas Maman comme une grande sœur. Il l’aimait de la même manière que mon père l’aimait, et même beaucoup plus, il le savait. Patouné Radji avait déjà vécu aux côtés de mes parents, à l’époque où ils vivaient encore dans leur maison familiale à Kulary. Dans sa chambre adjacente à la leur, il entendait tout. Il entendait tous les ordres donnés par mon père. Il l’entendait la réveiller en pleine nuit sans un mot, en affalant son corps sur le sien. Il sursauta de colère la première fois qu’il entendit une claque résonner lors d’une dispute. Patouné Radji ne comprenait pas. Papa traitait Maman de la même manière que tous les hommes de village traitaient leurs femmes, comme si elle n’était qu’une femme parmi d’autres. Pire, encore, il voyait une Maman épanouie, vanter les mérites de son mari exemplaire, quand il se hasardait à critiquer mon père.

Lorsque Patouné Radji arriva à la maison, il était désormais un jeune homme décidé à ne plus aimer Maman. Il ne lui accorda aucun regard. Il répondit la tête baissée aux salutations de routine. Mais à l’heure du repas, lorsqu’elle apparut dans le salon avec le plat fumant entre ses mains, il la regarda enfin. Un mélange d’admiration et de respect se dessina sur les traits de Patouné Radji. Maman portait un foulard en wax pour cacher ses cheveux, sous son long voile en batiste. Ses quelques bijoux suffisaient à l’apprêter. On n’oubliait son vieux pagne et son t-shirt informe taché d’eau de javel. Ils attiraient l’attention sur ses mains teintés au henné et son expression captivante. Le visage de Maman exprimait à lui seul toute la fierté de sa personne. Son désir profond de toujours garder la tête haute. Elle semblait puissante à en faire se prosterner les cieux et la terre. Patouné Radji se perdit alors en compliments sur ses plats. Il racla le bol jusqu’au fond avec sa cuillère. « T’es affamé. Ils ne t’ont pas nourri sur la route, toi ! » ricana Papa.

Cette passion prit Maman au dépourvu. Nous vivions dans un monde où chacun avait l’habitude de se tenir sagement à sa place. Les enfants obéissaient aux parents, les femmes à leurs maris et les maris aux patrons. C’est ce qui faisait tourner la roue du monde. Alors ceux qui osaient déroger à cette règle devenaient la risée générale. Il s’agissait de la pire des punitions. Maman et Papa racontaient souvent les histoires d’untel devenu la risée de tous après que sa fille soit tombée enceinte hors mariage ou bien d’un tel autre dont l’enfant avait épousé un étranger ou un comé (une personne de la caste des esclaves). Ils étaient non seulement un objet de mépris et de pitié, mais ils couvraient de honte l’ensemble de leur famille. Les soninkés acceptaient de tout pardonner. On se devait d’accepter la pauvreté, la laideur et les infirmités. Par contre, d’un commun accord, personne ne pardonnait une mauvaise réputation. Après tout, une mauvaise réputation était contagieuse et signifiait que nous étions des mauvais musulmans. Alors au nom de Dieu, on rejetait les parias, mais plus encore, on surveillait sa propre réputation. Je découvris très tôt que pour les soninkés l’avis des gens était vital. Personne n’agissait à l’encontre, même en cachette. Maman plus que les autres. Elle se tenait sagement à sa place, avec la dignité d’une statue.

Maman répondit par un sourire gêné devant l’empressement de Patouné Radji à la faire rire. Pour elle, la meilleure attitude consistait toujours à éviter les scandales. Elle décida donc de voir dans l’amour de son beau-frère, une admiration enfantine. Il avait dix-neuf ans. Elle, vingt-deux. Mais la maternité, le mariage et toutes les responsabilités qu’elles entraînaient, donnaient à ces trois années le poids d’une demie éternité. S’il ne restait plus rien de la jeunesse et de l’enfance de Maman, Patouné Radji avait encore son rire d’enfant. Lorsqu’il parlait, il conservait constamment une hilarité dans son ton et son air, même dans ses moments de colère. Il oscillait entre désinvolture et insolence. Elle décida qu’il serait son enfant. 

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Amy

Écrivaine et Conceptrice de La Femme en Papier

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