En route vers Afrotopia
Et si le Wakanda existait ?
Oui, le Wakanda, ce royaume africain puissant, prospère et paisible mit en scène dans le film Black Panther (2018). Le réalisateur Ryan Coogler est en effet allé au-delà de la fiction. Il nous a bel et bien montré ce que peut-être, pas seulement l’un des pays d’Afrique, mais le continent tout entier. Si on met de côté le chef d’État-super-héros, et le légendaire vibranium, on retrouve sous les traits du Wakanda, un peu de l’Afrique que nous décrit l’économiste sénégalais Felwin Sarr dans son essai socio-économique, Afrotopia. Dans ce livre, il parle d’une Afrique indépendante, pleine de potentialités et qui participe à l’édification d’un monde meilleur. Mais cette terre de Cham, il ne la projette pas dans un futur lointain, tributaire d’un bond économique miraculeux. Il la situe ici et maintenant. Cette Afrique est déjà-là, sous nos yeux. Elle nous fait face. Difficile à croire, non ?
Le visage habituel qu’on lui connaît est celui façonné par les médias. Par l’école même, où on nous apprend à tracer une ligne épaisse pour diviser le monde entre le Nord et le Sud. Entre les riches et les pauvres. Les gagnants et les perdants. Les conquérants civilisés, vainqueurs à la pointe de la modernité, et les barbares dominés, humiliés, la lie et la honte de l’humanité qui viennent mourir sur les rivages de l’Europe. On pourrait même dire entre les Blancs et tous les autres. Tous ceux qui n’ont pas été capable de suivre la marche du monde et continuent de s’accrocher désespérément aux jupons de l’Occident malgré leur âge avancé.
C’est mais c’est effectivement ça que l’on contemple, lorsqu’on se penche sur le visage de l’Afrique. Cette description est bien sûre valable pour de nombreux territoires qui se retrouvent du mauvais côté de cette ligne Nord/Sud. Mais non-contente de se trouver dans le groupe des incapables, l’Afrique est en plus placée au plus bas de ce groupe. La plus incapable des incapables. Son nom évoque à lui seul, les mots « misère » et « souffrance. » Il est convenu de ne définir le continent africain que par ses catastrophes. Famine, guerres, épidémies, pauvreté, sécheresse… Que de fois, certains et certaines ont dit avec un air mi-apitoyé mi-satisfait de sa pseudo-bonne conscience : « Les pauvres Africains qui meurent tous de faim. » Que de fois, les médias ont expliqué que toute élection présidentielle dans un Etat africain qui ne débouche pas sur une guerre civile est un miracle. Et bien évidemment qu’en Afrique, le VIH et bien d’autres épidémies dites exotiques rôdent à chaque coin de rues. Alors, quand on a dit tout cela, que reste t-il à dire de plus ? Tout. Les quelques défenseurs du continent qui se limitent à vanter la jeunesse de sa population et son dynamisme artistique, n’indiquent que la face visible de l’iceberg.
« l’Afrique n’a personne à rattraper. »
Dans un langage parfois littéraire, parfois plus académique, Felwine Sarr convoque une myriade d’auteurs venant de tout bord, de l’économie à la psychologie, sans omettre l’histoire ou l’art. Son message est simple : « l’Afrique n’a personne à rattraper. » Notre vision du continent est dès le départ biaisé. On ne regarde pas l’Afrique elle-même, dans toute sa singularité : son histoire, sa géographie, son climat, sa population, sa culture. Au contraire, on évalue seulement son degré de différence avec l’Occident.
On constate avec dépit à quel point Dakar n’est pas Paris. On s’offusque que le réseau routier du Mali ne soit pas celui des États-Unis. On s’agace de ne pas trouver autant de centre-commerciaux à Kinshasa qu’à Berlin. Mais l’Afrique n’est pas l’Amérique. L’Afrique n’est pas l’Europe. L’une des absurdités de la colonisation est d’avoir exporté tel quel son modèle de vie à l’étranger. Après s’être partagé le territoire africain et avoir imposé leurs langues ainsi que leur système administratif, les colons ont détruit tout le système socio-économique préexistant, pour imposer le leur. La greffe n’a pas pris. Parce qu’encore une fois : l’Afrique n’est décidément pas l’Europe.
Aujourd’hui, le développement de nombreux pays africains est boiteux. La stabilité politique reste fragile et tributaire des interventions étrangères. Le système scolaire est souffreteux. Les diplômes de la majorité des pays africains ne sont pas reconnus à l’étranger. Les entreprises peinent à s’insérer dans la compétition mondiale. Les richesses du pays ne profitent pas à la population. Ce n’est pas un hasard si les migrants se jettent à l’assaut de la Méditerranée pour rejoindre les côtes européennes. Oui, ils partent en quête de paix et de confort matériel. Ils sont aussi à la fois le produit d’une mondialisation inique, qui ouvre grandes les portes du monde uniquement aux marchandises, aux capitaux et aux personnes aisées ou ressortissants des pays riches. Tout cela, Afrotopia ne le nie pas. Il n’en fait cependant pas des stigmates du sous-développement de l’Afrique.
Il n'y pas de sous-développement, mais des développements au pluriel.
À l’aide de statistiques et de graphiques, les économistes nous ont biberonné à l’idée que l’Afrique est sous-développée. Elle doit se dépêcher d’atteindre un PIB élevé, de transpercer son ciel de longues tours et de permettre à sa population d’accéder à la consommation de masse. Dans cette perspective, le développement est une course, où le but à atteindre, le stade finale et inéluctable de l’évolution des sociétés correspond aux pays comme la France ou le Royaume-Uni, et où les pays d’Afrique se situent à la préhistoire de l’humanité, encore sur la ligne de départ. Toutefois, cette vision n’est correcte que si l’on admet que l’Occident représente la modernité. Cette idée est admise par tous, dans la mesure où la majorité des pays occidentaux ont atteint une prospérité matérielle et une stabilité politique qui lui permet d’innover. Mais est-cela la modernité ? Les révolutions industrielles, sont-elles le passage obligé de tous les peuples ? Il y a t-il un processus de développement précis à suivre ? Le futur, n’a-t-il qu’une seule face ?
Felwin Sarr affirme le contraire. La conjoncture actuelle qui montre les limites du système capitaliste, lui donne d’ailleurs raison. En effet, la modernité n’est pas un mode de vie spécifique. Elle renvoie à tout changement dans les mentalités et condition de vie. En ce sens, elle est non seulement subjective, mais constitue également un mouvement intrinsèque, propre à chaque peuple. Toute avancée entre soi et son passé est une modernisation. L’Occident est moderne vis-à-vis de sa propre histoire. L’Afrique ne l’est pas, car elle n’a pas pu aller au bout de ses processus historiques, fauchée dans son élan par le colonialisme, après avoir été vidé de sa population par l’esclavage. Elle n’a pas pu suivre sa propre trajectoire. Elle a été contrainte d’épouser le modèle occidental. D’où l’échec des ambitions civilisatrices du colonialisme, et du même coup des politiques entreprises à la suite des indépendances. D’autant plus que les pays occidentaux n’ont jamais hésité a jouer avec les règles du droit international (soutien des coups d’état, assassinat de Patrice Lumumba, génocide du Rwanda…) pour s’assurer que l’Afrique ne contrarie pas l’ordre économique qu’ils ont mis en place. La vérité est que la modernité a été façonnée à l’image de l’Europe, car cette dernière a dominé et continue à dominer l’ensemble de la planète.
Or, si on admet que la modernité est un rapport à son évolution vis-à-vis de soi-même, elle ne doit pas s’évaluer au degré de ressemblance avec l’Europe.
Dans cette logique, les difficultés rencontrées par les états africains sont inévitables. Engagés dans la mauvaise voie, ils se condamnent à n’être que des pâles copies des pays occidentaux. Même ceux, comme la Côte d’Ivoire ou le Nigéria qui parviennent à se hisser au-dessus de la mêlée, ne vont pas réellement au bout de leur potentiel. On constate en effet dans la majorité de ces pays, une coexistence au sein de la société entre ce qui est qualifié de « traditionnel » et de « moderne. » Un bref coup d’œil dans les rues suffit pour voir déambuler à la fois des hommes en costume-cravate à l’occidental, au côté de femmes en pagnes en wax et aux longs bassa. Une production vivrière portée par des pêcheurs et des paysans, se juxtapose avec les supermarchés des grands groupes internationaux. De même, si l’on tend l’oreille, on constate aussi qu’il y a une langue, hérité du colonialisme, parlée dans les bureaux, l’administration et enseignée à l’école, et d’autres langues, parfois méprisés, parlé dans les rues, les villages et les familles. Il y a véritablement deux mondes qui cohabitent au sein de chaque pays africains. Mais Felwine Sarr déplore qu’elles ne parviennent pas à se combiner, car il y a indéniablement du bon à prendre dans l’Occident. Les apports en informatique, électronique, médecine, transports… Cependant, tout n’est pas à prendre. L’Afrique a son identité et sa trajectoire propre. L’écrivain fait de sa spiritualité et de sa culture, persistantes à l’ère de l’uniformisation des modes de vie et de pensée du monde, la preuve qu’elle porte des aspirations qui lui sont propre. À quoi bon suivre bêtement le modèle pré-fabriqué par d’autres ? Suivre les pas des Occidentaux signifie notamment contribuer davantage à la dévastation de l’environnement.
Ubuntu : Je suis parce que nous sommes
Alors que faire ? Felwine Sarr invite à la fois à apprendre des erreurs commises, et à revenir à soi : « se penser à nouveau comme son propre centre. » Non pas dans une démarche d’exclusion, mais afin d’intégrer la mondialisation dans des termes qui soient véritablement profitable au continent. Pour cela, il explique bien évidement qu’une stabilité politique est indispensable. Cette dernière nécessite que les dirigeants africains prennent leur responsabilité et que les pays occidentaux cessent de s’immiscer dans les affaires du continent. Toutefois, il concentre surtout sa réflexion sur l’idée d’une nouvelle lecture de l’économie. Selon lui, la richesse matérielle n’est pas le seul facteur de bien-être d’une société, surtout dans des sociétés africaines bâties sur la philosophie de l’ubuntu. Portée par cette acceptation d’une richesse mesurée à l’aune du confort physique et moral, une autre Afrique se dessine. Cette « Afrique qui vient, » dont les pas tambourinent déjà au sol, dont les griots chantent depuis toujours et dont la splendeur resplendit chez ses jeunes et ses aînées.
Un véritable espoir soulève le coeur à la lecture d’Afrotopia. Pas seulement pour l’Afrique, mais pour l’ensemble du monde qui a peut-être une occasion de devenir plus… humain, en étant plus représentatif de la diversité humaine. Alors une chose est sûre, Afrotopia n’est pas une utopie. Afrotopia est une invitation à nourrir le présent du passé, pour s’élancer vers le futur. Un futur, qui se pense et s’imagine au présent, mais où le meilleur reste à faire.
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