Chapitre 32 : Le sang de ma mère

Maman ne rentrera pas. Jamais. J’appris la nouvelle un peu par hasard. Rassemblés au salon, nous enregistrions une cassette pour elle.
Un cousin à Papa, -un homme déjà édenté et à la barbe blanche qui s’obstinait à m’apprendre des lettres de l’alphabet arabe à chacune de ses visites, partait bientôt en Afrique. Ce type d’événement se célébrait toujours chez nous par des fêtes, au cours desquelles on confiait aux voyageurs des enveloppes de billets, des cadeaux et des cassettes à transmettre à la famille. Un enthousiasme saisissait alors toutes les maisons soninkés de ma connaissance. C’était à celui qui se montrerait le plus généreux. C’était aussi une joie de donner des nouvelles à ses proches. Penché au-dessus de la radio-cassette, Papa débitait inlassablement les mêmes choses.
« Salam Aleykoum. Ah comment tu vas ? Ah Bathily ? Aucun mal ne t’a touché ? Ta famille ? Tes parents ? Ah, Bathily… » Il n’ennuyait que Matouné et moi. Pour sa part, il parlait avec délectation. Il s’imaginait faire effectivement face à son interlocuteur. Après un long monologue, il me dit de m’approcher pour enregistrer la cassette destinée à Maman.
Je répétais d’une traite toutes les formules de politesse habituelles, puis ma voix m’échappa. Moi aussi, je me pris au jeu. L’image de Maman se dressa devant moi, telle qu’elle m’accompagnait toujours dans mon esprit, l’oreille tendue cette fois. Je me mis à baragouiner, des sanglots retenus pleins la gorge, sur les misères que je subissais de la part de Matouné. Cette dernière me bondit dessus en riant jaune : « T’arrêtes un peu de raconter des bêtises hein ! Allez efface la cassette. » Elle me pinça le bras à la dérobée en me fusillant du regard.
Agacé par la scène, Papa appuya sur le bouton rouge et rembobina. Il s’approcha ensuite lui-même de la radio-cassette et reprit sa litanie. Il la salua longuement, lui donna des nouvelles de nos proches, et avec son rire gras, lui assura que sa nouvelle épouse, sa magno, s’occupait bien de nous. Sur le même ton taquin, il lui annonça qu’elle était enceinte. Puis, après quelques coups d’œil adressés à Matouné Radja toute souriante, il reprit avec un faux aplomb : « Alors, on ne va pas retourner tout de suite au pays, pour que Radja accouche ici. On te rendra visite l’année prochaine insha’allah… » Le reste de ses paroles perdit toute consistance, dans le déferlement de mes pensées. Un soupçon irritant me tenaillait : Maman allait-elle vraiment rentrer ? Le contraire me semblait impossible. Elle me l’aurait dit. Elle me l’aurait dit ? Plus je regardais Matouné, assise près de mon père, plus j’en doutais. Je repensais à l’aéroport, au passeport. Elle m’avait dit qu’elle nous rejoindrait. Mais… Je dévisageais Matouné, radieuse, victorieuse même. Elle s’adressait avec une audace insupportable dans son message destiné à Maman, comme si elle n’était pas une invitée chez nous. Oui, elle se croyait chez elle. Papa me demanda de me rapprocher et de passer le salamalec à mon tour.
« Papa, Maman rentre quand ? » Ma question les surprit. Je n’avais pas l’habitude d’interpeller mon père. Lui aussi passait le plus souvent par Maman, puis par Matouné pour me donner des ordres. Les rares fois où il s’adressait à moi directement, il n’attendait pas de réponse et je ne cherchais pas à lui en fournir.
Décontenancé par mon air grave que j’empruntais très tôt à Maman, il me dit :
« Ta mère reste en Afrique. Elle va s’occuper de mes parents. » Il ajouta vite : « On lui rendra visite pendant les vacances… Pas cette année, mais dans pas longtemps. », probablement parce qu’il s’attendait à me voir pleurer.
Mes yeux restèrent secs. Je ne ressentis rien. Je n’avais plus la force d’être en colère, ni celle d’être triste. C’était trop. Trop d’images, trop de souvenirs et trop d’idées d’un coup à se bousculer dans ma tête. Alors tout en moi s’arrêta net. Une éclipse au-dedans. Je ne ressentais plus qu’une profonde lassitude. Maman ne rentrera pas. Jamais.
Je ne pouvais plus compter sur personne. J’étais seule. Désespérément seule et je ne pouvais rien n’y faire. Matouné restera ici et Maman là-bas. J’avais eu la réponse à ma question, tant de fois posée. Je n’avais plus rien à dire.
À l’école, les adultes s’inquiétaient de mon refus obstiné d’ouvrir la bouche. Les mots noircissaient de plus en plus de pages dans mon carnet de correspondance. Des mots que je ne songeais pas à montrer à mon père. Lui-même ne savait pas quoi répondre quand ma maîtresse le convoquait. Il acquiesçait à tout, et disait que j’étais comme ça même à la maison. Toujours en train de dessiner dans mon coin.
Je me comportais comme une bête sauvage, en permanence recroquevillée sur moi-même. Ainsi, je me sentais à l’abri de Matouné. Elle n’avait plus le pouvoir de m’atteindre. J’étais beaucoup trop retirée au plus profond de moi. Mon apathie l’exaspérait, sans qu’elle ne parvienne à rien. Plusieurs fois, elle renonça même à me taper. Pourtant, à l’école au contraire, j’entrais souvent dans des états de fureur terribles. Il suffisait d’un rien, une bousculade, une moquerie, et je criais, je tapais, je griffais avec frénésie, avant de retourner me nicher dans mes pensées. Quand les bagarres dans la cours de récréation se multiplièrent, on convoqua à nouveau Papa. Il acquiesça encore à tout, et s’excusa de mes bêtises. On m’envoya tous les jeudis après-midi dessiner dans le bureau de la psychologue. Les bagarres cessèrent, mais parce que les autres enfants ne s’approchaient plus de moi. Seule Nadia s’obstinait à me rejoindre de temps en temps, sous le noisetier de la cour, où je me réfugiais durant les récréations.
Je m’habituais à cette vie, comme si je n’avais jamais rien connu d’autre. Durant cette période, j’aurai même pu tout à fait oublier Maman et Kulary, si après la naissance de ma petite sœur Fatou, Matouné n’avait pas demandé à Papa de me renvoyer auprès de ma mère.
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