Le Sang de ma mère : Chapitre 3

Le Sang de ma mère : Chapitre 3

Un beau matin, j’atterris à l’aéroport de Banjul.  Je ne sais ni quand, ni comment. Je fus seulement tirée de mon lit et déposée au pied d’un montagne impressionnante de valises, puis traînée derrière mes parents de place en place, sans aucune explication. Un brouillard épais voile les mois précédents notre départ, les rendant impossible à distinguer les uns des autres. Je n’en garde pour seul souvenir palpable : une atmosphère de joie perpétuelle. Elle tapissait les murs, épaississait l’air et rassasiait nos estomacs. Mon père trépignait comme un enfant en décrivant le quatre-quatre qui nous conduirait de la capitale au village. « Avec ce genre de voiture, on peut rouler même sur des routes criblées de trous ! » Je découvrais le contenu de valises qui avaient toujours trônées dans le couloir, comme si mes parents avaient pensé être de passage lors de leur installation en France. Ces valises renfermaient des mètres et des mètres de tissus flamboyants, ainsi que des bijoux d’un or aveuglant. Ma et moi passions des journées entières chez le couturier, pour des essayages et des reprises. Une fois en Gambie, nous devions faire bonne impression : nous représenterions Paris après tout. Elle vidait aussi les magasins et encombrait la maisons de babioles et de conserves que j’avais interdiction de toucher. 

Je ne reconnaissais plus mes parents. Habituellement, ils ne se dévêtaient jamais bien longtemps de leur calme. Ils me rappelaient les personnages des magazines que je m’amusais souvent à découper. Baba et Ma en avaient la raideur de papier glacé et l’élégance muette. Mais lorsqu’ils abordaient la question du voyage, ils riaient à gorge déployée (bouche pleine ou non), parlaient fort et faisaient des grands gestes pour mimer o kalla*. Soudain, Baba oubliait la journée passée le dos courbé à nettoyer les toilettes crasseuses d’un train.  Bien loin de tout ça, il sirotait déjà son walaga*, à l’ombre de la grande maison familiale.

Spectatrice silencieuse, je ne partageais pas l’enthousiasme de mes parents. Nous allions en Gambie pour voir la femme de Baba. J’entendais parfois Ma parler de « notre magno* ». Je devinai à son ton que je n’étais pas censée entendre. Je continuais à dessiner mes châteaux forts, en essayant de saisir quelques mots dans ses conversations où le soninké me devenait soudain étranger. Qui était cette magno ? Pourquoi existait-elle ? Pourquoi devions-nous la voir ? Je n’osai lui poser ces questions.

Je veux pas y aller, Ma. Steuplaît, on peut rester à la maison.

Elle me tchipait et me déclarait avec agacement :

Je veux revoir les miens. Tu ne veux pas voir ta famille, toi ? Ma mère a hâte de voir sa mama*.

Que répondre ? Dire non aurait été considéré comme une offense, pire que de lever les yeux au ciel ou tchiper, choses qui me valaient une paire de claques. Ne pas répondre équivalait à dire non.

Si, si moi aussi j’ai très envie de voir Mama, affirmais-je alors, sans cacher mon absence de conviction.

De sa mère, je ne connaissais que sa voix. Une voix vaporeuse sur une cassette grésillante. À l’époque, aucune maison de Kulary ne possédait de téléphone. Pour les messages urgents, ils se rendaient dans les cabines téléphoniques de Bassé, la ville la plus proche. Sinon en temps normal, des messages enregistrés sur des cassettes audios surchargeaient les valises des voyageurs. Aucune de nos connaissances ne pouvait se rendre en Gambie sans des cassettes de mes parents pour mes grand-parents et personne n’en revenaient sans en avoir pour eux.

Les jours où de telles cassettes nous parvenaient, Ma m’asseyait sur ses genoux pour que j’écoute moi aussi les bénédictions et les conseils maternels. La télévision éteinte, le téléphone débranché et les lourds rideaux de velours bordeaux tirés, je me sentais plus proche de Maman que je ne l’ai jamais été. Elle passait ses doigts entre les tresses sillonnant ma tête, et finissait toujours par me parler tout bas. Tu as tellement de chance d’avoir ta Ma tout près de toi. Tellement. Tu ne comprendras vraiment que lorsque que tu auras des enfants toi-même. J’avais déjà compris quand j’ai dû venir vivre ici. Puis, j’ai encore mieux compris quand je suis devenue mère à mon tour. Porter un enfant, c’est être suspendu à un fil tout fin. Tu sens le vide sous tes pieds. Tu as peur. Mmmh, vraiment peur. À chaque mouvement. Les tiens. Les siens. Mais pas vraiment pour toi, surtout pour ce petit être qui grandit en toi. Tu ne le connais pas encore, pourtant tu sens déjà que sa vie, c’est ta vie. Sa main, c’est ta main. Son pied, c’est ton pied. Et même quand tu as accouché, tu le sens encore comme si vous n’aviez qu’un seul corps. Son sang et ses larmes qui coulent se sont les tiens.

Tu comprendras.

Je ne cherchais pas à comprendre. Seul l’été me séparait de mes huit ans et Ma m’abritait dans son cocon. L’Afrique ne pouvait m’inquiéter que peu, tant qu’elle restait auprès de moi. Le sol n’avait pas à se dérober sous mes pieds.

O kalla : notre pays.

Walaga : thé à la menthe.

Magno : jeune mariée/dernière épouse.

Mama : ce mot signifie maman ou mamie. L’héroïne est surnommée « Mama » par sa grand-mère, car elle porte le prénom de sa mère. Cette pratique vise à rappeler le lien avec la personne toxola.

Amy

Écrivaine et Conceptrice de La Femme en Papier

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