Le sang de ma mère : Chapitre 15

Quelques jours plus tard, Patouné Radji vint s’installer à la maison.
J’avais l’habitude de l’arrivée inopinée de beau matin d’inconnus. C’est ton cousin. Tes cousines, tu pourras jouer avec elles ! Voici, ton oncle. Ta tante, m’annonçait-on avec une joie étonnement sincère. Maman me poussait un peu pour que j’aille serrer les mains. « Elle est timide » leur précisait-elle sur un ton gêné. Les invités dépliaient alors leurs longues jambes et encombraient toutes les pièces avec leurs bagages. Je savais alors qu’ils ne partiraient plus. Certes certains s’en allaient après quelques jours. Mais la plupart restaient des mois entiers. Ils s’installaient dans ma chambre.
Malgré que je sois fille unique, je dormais dans un lit superposé qui pouvait en contenir trois comme moi. J’insistais tout de même pour dormir avec mes parents lorsqu’il y avait des invités chez nous. Maman n’acceptait que s’il s’agissait d’un couple ou d’un Monsieur.
De cette foule s’étant bousculée dans mon quotidien, je n’en retins aucun. L’insouciance de l’enfance les reléguait en une ombre dans les recoins de ma vie. Leurs visages et leurs paroles s’estompaient. Ils ne forment désormais qu’une seule et même présence dérangeante. Je n’en retins que le profond soulagement accompagnant leur départ. Mes parents redevenaient enfin eux-mêmes. Durant leur séjour, les invités pesaient sur leurs têtes comme un casque. Papa et Maman craignaient toujours de mal faire. Leurs voix devenaient un chuchotement et ils souriaient en permanence de toutes leurs forces. Mais lorsque leurs visages se tournaient vers moi, ils se durcissaient et leurs bouches se chargeaient de reproches.
L’arrivée de Patouné Radji différa de toutes les autres. Ce fut une véritable fête en moi.
—C’est donc toi la fameuse Mama Maïmouna ! On ne m’avait pas dit que tu étais déjà si grande.
J’étais donc connu même dans la famille de Papa, me demandai-je. Il m’attrapa par les aisselles et me souleva d’un coup. Le regard face à son nez. Un nez large avec une bosse comme un bec. Un nez qui invite à la familiarité. Je ne pus m’empêcher d’appuyer dessus avec le bout de mon doigt. Grisée par mon audace, j’éclatai de rire. Il rit de bon cœur avec moi :
—Mais c’est que tu te moques de moi ! Dit-il en me faisant virevolter dans les airs de haut en bas.
Ce dimanche matin où il arriva chez nous, toute la journée fut pleine de rires. Je ris beaucoup. Papa et Maman aussi, même lorsqu’ils lui reprochaient de n’être jamais sérieux. Et puis Patouné Radji surtout. Il rendait tout drôle et léger comme mon corps lorsqu’il me balançait dans les airs. Je ne savais pas qu’une personne pouvait contenir tant de rires en elle. Surtout un adulte. Il était mon oncle. Mais il devint tout à la fois un frère et un père. Il fut aussi, je ne peux que l’avouer aujourd’hui, mon premier béguin. Le premier homme dont le sourire et le regard suffisaient à me remplir l’estomac. Chaque seconde aux côtés de Patouné Radji fut une fête en moi.
Nous étions inséparables. Il travaillait la nuit et dormait la journée. Je devais faire attention au moindre de mes mouvements pour ne pas le réveiller. Cependant, quand je l’entendais remuer dans son lit, j’espérais qu’il se réveille. J’attendais qu’il ouvre les yeux. Il se levait et après, il me portait sur ses épaules. Il attrapait ensuite ma main et faisait avancer ses deux doigts comme un bonhomme jusqu’à mes épaules.
« Daga an’kala. Ma ani no. Da an’lémounou ni no. Ti ki wi kou. I’ra bala. Ra di katou. Ba Té Baa, Ba Té Baa… » chantait-il. Arrivé aux épaules, il me chatouillait.
Patouné Radji m’aimait beaucoup. Il m’emmenait au parc ou faire des courses. Il m’apprit même à jouer au football. Les soirs où il regardait un match à la télévision, il y avait toujours un moment où il m’asseyait sur ses genoux. Alors pendant quelques minutes, il m’expliquait avec la patience d’une mère, les règles du jeu.
Il m’aimait vraiment. Mais c’est Maman qu’il aimait surtout en moi.
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