Bouba
I
La journée avait été particulièrement chaude. Depuis plusieurs jours, déjà, Barra ne respirait plus. Abandonnée par ses habituels vents marins, la ville suffoquait sous l’effet des feux brûlants du soleil. Une langueur pesante la saisie entièrement, qui allait des mouches incapables de voler d’une impureté à l’autre impureté, à la mer obstinément immobile. Bien sûr, les gros bateaux à moteur continuaient leur va-et-vient quotidien entre les deux côtes. Barra ne risquait pas de perdre son surnom. Elle conservait son surnom de « ville du passage. » Mais tous ceux qui restaient à Barra, ceux qui y été né, y vivaient et avaient la ferme intention d’y mourir, souffraient. La période d’ensemencement des terres débutait, mais sous cette chaleur personne ne pouvait affronter le soleil, même le visage courbé vers le sol. Jeune comme personne âgée, devaient rester à l’abri dans leurs maisons. Seulement quelques jours d’immobilité, et les habitants imaginaient déjà une année sans récolte. Qu’est-ce-qu’on mangerait ? Les cacahuètes avaient été plantées, mais ça ne suffirait pas. Qu’allons nous faire sans riz, sans mil, sans manioc ? Alors lorsqu’en cette fin d’après-midi, les habitants de Barra aperçurent à l’horizon des nuages s’amassant, leurs cœurs se remplirent de joie. Même les plus sceptiques n’osèrent dire que de la pluie en pleine saison sèche est de mauvais augure.
Seule Bintou accueillit l’approche des lourds nuages cendreux avec tristesse. Elle venait d’arriver au port, où elle traînait son ennui tous les après-midi depuis le départ de Moussa. Les nuages qui s’entassaient à l’horizon signifiaient la fin prématurée de sa promenade. Dommage. Elle s’assit tout de même sur la plage, et se perdit dans la contemplation des bateaux. Qu’elle aimait regarder cette foule d’hommes, de femmes, de vieillards, et d’enfants se précipitant à l’assaut de la mer pour se déverser partout dans le monde. Selon leurs traits, leurs habits, leurs expressions, Bintou leur imaginaient toute une histoire. Cette famille chargeait de bagages s’engage à l’assaut d’une nouvelle vie : au Maroc pour se faire bédouin dans le désert. Et cette jolie jeune fille si apprêtée avec son foulard indigo sur la tête, s’enfuie en Côte d’Ivoire rejoindre son amoureux malgré le refus parental. Tant d’histoires possibles… Bintou savait pourtant bien que la plupart aller simplement se jeter dans les bras de Banjul, cette capitale-presqu’île qui regardait le continent de travers. Mais il y avait aussi ces quelques autres… Ceux qui quittaient le giron familial, et s’en allaient à l’étranger. Le Sénégal était la destination la plus prisée. D’autres optaient pour le Mali, la Côte d’Ivoire et tous les pays d’Afrique, jusqu’aux confins du Maghreb même si tout le monde disait : « les Arabes sont méchants. » Et puis il restait les quelques-un, les plus audacieux, qui partaient pour l’Europe, céleste selon la télévision, un peu froide selon les immigrants de retour au pays. Ces voyageurs faisaient le plus rêvé Bintou. Quant aux détours d’une conversation, elle comprenait qu’un jeune homme partait pour l’Europe, elle ne le quittait plus des yeux. Elle le regardait et elle pensait à Moussa : sa voix et son regard aussi délicats qu’une comptine pour enfant. Elle le revoyait se tenant droit et le sourire éclatant d’espoir, le jour de son départ. Bintou ne l’aima jamais tant que depuis ce jour, pensa-t-elle. Elle l’épousa comme certain couvre leur bouche de leur main lorsqu’il baille : distraitement et mécaniquement. Fils cadet d’une famille aisée, la situation de Moussa était donc doublement avantageuse. Non seulement son père possédait deux boutiques, mais ses frères ainés vivant en France, leur envoyait continuellement de l’argent. Elle connaissait peu d’hommes aussi riches et respectés. Mais surtout, si elle devenait sa femme, Bintou n’aurait plus à travailler aux champs. En lui annonçant son mariage, son père lui précisa en trépignant de joie : « Il te fait un véritable honneur en t’épousant. » Il aurait été idiot d’objecter qu’il n’était pas très beau et pas très intéressant, alors elle ne dit pas non.
L’orage éclata. En quelques secondes, Bintou fut trempée jusqu’aux plis les plus intimes de son corps. Elle se précipita vers chez elle, la Grande Maison ainsi que tous la surnommait. Nichée sur un monticule de terre, la grande bâtisse de trois étages surplombait fièrement tout le district. Depuis le port, Bintou pouvait encore apercevoir les grilles sur le toit. Habituellement, elle effectuait le trajet en quelques minutes. Mais aujourd’hui, les yeux mis clos par la violence de la pluie, elle avançait difficilement sur ce sol transformait en torrent de boue. Elle ne cessait de glisser et trébucher, mais ne s’écroula au sol que devant la porte de la Grande Maison. Malgré ses efforts pour se relever, elle finissait toujours par retomber lourdement sur ses fesses. Au bout de la quatrième fois, elle éclata de rire devant le ridicule de la situation. Une grande fille de son âge, mariée qui plus est, incapable de se relever comme un nouveau-né. Elle devrait peut-être y aller à quatre pattes. Bintou aurait certainement eu la hardiesse de le faire, si Mama Jaynaba n’était venue la récupérer. D’un geste sec, elle la souleva et la conduisit jusqu’à l’intérieur de la maison.
—T’as pas honte d’aller jouer sous la pluie à ton âge ! Je ne veux pas qu’on aille dire que je m’occupe mal des enfants des autres ! En plus, aller jouer sous la pluie : enceinte ! Grommela Mama Jaynaba. Sans se soucier des reproches de sa belle-mère, Bintou s’engouffra dans l’escalier toujours hilare. Elle cria à sa suite, comme pour la retenir :
—T’as mis de la boue partout en plus ! Qui va nettoyer ?! Moi peut-être ?
—Je t’envoie Joula, répondit Bintou.
« Une vraie malédiction, cette gamine » murmura en elle-même Mama Jaynaba, en se saisissant d’une serpillère.
Dès le départ, ce mariage déplut à Mama Jaynaba. Lorsque Moussa leur demanda l’autorisation de l’épouser, elle n’osa pas contredire son fils. Impossible de discuter avec un garçon amoureux. Surtout, si ce garçon était Moussa. Son caractère doux et serviable, cachait une nature très têtu. Quand un amour s’enracinait dans son cœur, personne ne pouvait l’en délogeait. Lorsqu’à sept ans, il décida d’adopter un petit chiot : si Mama Jaynaba chassait le chiot, Moussa s’enfuyait avec lui, et si elle enfermait Moussa à la maison, c’est le chiot qui se glissait à l’intérieur de la maison. Au bout de deux mois de cris, d’insultes et de menaces, la famille céda et adopta Petit Kola. Pareil pour ces tableaux qui encombraient chaque mur de la maison. À treize ans, il décida de devenir peintre. Son père refusa catégoriquement de voir son fils peindre comme un enfant d’esclave. Moussa se débrouilla tout de même pour prendre des cours de dessin. Il ne cessa jamais de peindre. Dans ses moments de liberté, il s’enfermait dans sa chambre, puis quelques jours après accrochait un tableau soi-disant acheté à un artiste ambulant. Alors le jour où Mama Jaynaba remarqua que son fils insistait toujours pour porter les courses de la famille Traoré, elle comprit immédiatement. Une nouvelle passion occupait l’esprit de Moussa. Plus dangereuse celle-là. Sous son air mutin, Bintou était trop maniérée pour être honnête. Elle était wolof surtout. Ils n’étaient pas si différents des soninkés, juste trop « blancs. » Leurs femmes n’aimaient pas le travail, mais beaucoup l’argent. Défaut impardonnable chez une femme. Surtout, que cette petite n’aimait pas Moussa. Oui, dans ces yeux pas une trace d’amour. En mère inquiète, Mama Jaynaba pria de toutes ses forces pour que ce mariage n’est pas lieu. Devant le silence obstiné du ciel, elle décida de sauver elle-même son fils. La veille de leur mariage, elle se rendit discrètement chez Sokhona.
—Dites à votre fils de lui offrir ce collier. Après ça, il fera parti d’elle.
—C’est-à-dire ? Elle va l’aimer ?
—Mieux, elle sera plus solidement attaché à lui que nos doigts à notre main.
—Mais si elle perd le collier ?
—Il suffit qu’elle le garde assez longtemps, et cette passion va lui couler dans le sang. »
Le jour du mariage, un pendentif rouge-rubis suspendu à une chaîne en or étincelait avec fierté sur la poitrine de Bintou. Bien que ce bijoux soit modeste, sa mère lui conseilla de garder précieusement ce gage de l’amour de sa belle-famille. Contrairement à son habitude, Bintou se conforma à la lettre à cette dernière recommandation maternelle, et ne se sépara plus de son collier. Debout, couchée, comme assise, il tintait à son cou. Elle ne se lassait pas d’expliquer aux regards curieux : « C’est un cadeau de mon mari. » Elle adorait encore plus ajouter avec sa mou superbe : « Cette pierre ? Il vient d’une mine de Centrafrique. Sa famille l’a achetée exprès pour moi. » On levait alors les yeux au ciel, voyant bien que le mariage ne seyait que trop bien à Bintou.
Oui, sans nul doute. La jeune mariée s’accoutuma à la vie maritale, avec l’aisance d’un vêtement épousant les courbes de son corps. Le premier étage entier tremblait sous son petit pas précipité. De la main gauche elle ordonnait à la bonne d’astiquer et de l’autre elle saisissait tout ce qu’elle pouvait dévorer. Les murs eux-mêmes se bousculaient sous le passage de Bintou, tant son rire débordait de la Grande Maison. Même les critiques constantes de Mama Jaynaba ne parvenaient pas à la freiner dans son élan. Un léger sifflement, un bourdonnement nauséabond que Bintou chassait comme une mouche. Elle ne s’attardait pas sur les grimaces de sa belle-mère devant son riz pâteux : elle ne voyait que le sourire de Moussa. Que lui importait le monde entier puisque son refuge se trouvait entre ses bras ? Elle n’appelait Moussa plus que « mon mari. » Fidèle à elle-même, Bintou prit possession de son époux comme un dû. Pour elle, le monde se présentait comme un buffet à volonté. Depuis toute petite, elle fixait le soleil avec aplomb, certaine qu’il ne brillait que pour mieux illuminer ses pommettes saillantes et le brun limpide de ses yeux. Reconnaissant le reflet de sa beauté dans les longs draps de la nuit, la jeune fille marchait sur Terre avec l’assurance de l’aplanir sous ses pas et d’assombrir jusqu’à la lune avec son sourire. La vie ne l’avait jamais détrompé. Au contraire, l’amour inconditionnel de Moussa le lui confirmait. L’amour de cet homme qu’elle sentait comme un battement de son cœur, plus proche encore, lui donnait un sentiment de toute-puissance.
Quelques mois après son mariage, ses deux beaux-frères vinrent leur rendre visite, accompagnés de leurs épouses. Dès le premier regard, Bintou les détesta, elles en particulier : leurs enfants et tout ce qu’elles apportaient avec elles. Jusqu’à leur odeur de métal parrafiné. À chaque fois que Bintou apercevait ne serait-ce que leurs silhouettes, elle sentait ses entrailles se consumer de jalousie. Ce feu s’embrassait à chacune de leurs paroles, chacun de leurs gestes, jusqu’à dilater ses pupilles. Peu de gens réussissait à provoquer de la jalousie chez Bintou. Dans ce cas-là, elle trouvait toujours un atout chez elle ou un défaut chez l’autre pour se consoler. Mais avec ces belles-soeurs, elle ne parvint pas à apaiser son envie. Elle fit étalage de ses plus beaux habits et de toute la finesse de son esprit, mais elle sentait bien que ses belles-soeurs lui accordaient très peu d’estime. Elles lui parlaient peu, s’apprêtaient encore moins, réservant leurs beaux habits pour leur séjour à Dakar, et dédaignaient tous ses plats les plus somptueux. Insupportable. Surtout venant de femmes laides et empotées. Elles n’avaient rien pour elles… Et pourtant, Bintou souhaitait être à leur place. Elles, elles vivaient en France, où elles se régalaient d’une vie douce et céleste. Alors qu’elle n’était que la parente pauvre, vivant de leurs aumônes. La belle-soeur misérable qui doit s’occuper de la vielle belle-mère aigrie. Celle à qui on envoie les vieux chiffons. Celle qu’on regarde avec un sourire en coin Celle dont le mari est un commis de boutique. Quand ces idées la tourmentait, Bintou souhaitait mettre le feu à la Grande Maison et s’y jetait. Tout transformer en cendres et en fumée. Incapable de réaliser ce rêve, elle se contentait de rester au lit, mélancolique et renfrognée. À toutes les tentatives de Moussa pour consoler son épouse, il eut pour réponse : « N’as-tu pas honte de vivre du travail des autres… Du travail de ton père… T’as pas de fierté… » Moussa n’avait jamais songé à aller s’installer en France. De tout temps, il avait été convenu qu’il resterait à Barra pour reprendre les commerces de son père. Il ne se sentit nullement lésé dans ce partage. Ses voyages en Egypte et en Espagne lui aspirèrent surtout de la compassion pour ceux qui devaient partir à la quête d’une place dans ce monde hostile. Mais Bintou sut titiller cette ambition. Ils seraient si heureux, juste tous les deux. Dans une maison construite de leurs propres mains, ils auront enfin des enfants. Il aurait sûrement plus de temps pour peindre et de nouveaux paysage pour l’inspirer. Qui sait, il pourrait même devenir peintre là-bas. « Ce serait bien, non ? J’en suis sûre que tu feras fortune ! » Peu à peu, tel un doux chant entêtant s’insinuant dans son esprit, Moussa lui-même se mit à rêver d’une autre vie, ailleurs.
—Non ! Hors de question ! J’ai besoin de toi ici ! Tu vois pas que je vieillis de jour en jour ! S’emporta immédiatement son père.
—C’est cette Bintou, ce serpent ?! J’en suis sûre que c’est elle ! Renchérit Mama Jaynaba
—Elle a rien à voir là-dedans Mama. Mes frères sont partis, pourquoi pas moi ? Moi aussi, j’ai envie de vous envoyer de l’argent. J’ai toujours rêvé de devenir peintre.
À ses mots, son père s’étouffa de colère :
—C’est non ! Moi vivant, jamais !
—Baba, j’irai.
—Tu n’as pas intérêt ! Je t’interdis ! Si tu pars ne reviens jamais ! Hurlèrent d’une voix ses parents.
Moussa partit. Sans un au revoir, il prit la route des mers. Imaginer son fils dans l’une de ces tombes flottantes, où les jeunes gens s’entassaient, nouait le corps de Mama Jaynaba jusqu’à étrangler son âme. Elle regrettait tant de ne pas l’avoir aidé. Elle aurait dû l’aider discrètement en lui achetant un billet d’avion. Le chagrin et le regret l’auraient terrassés si on n’avait pas découvert la grossesse de Bintou quelques jour après son départ. Lorsque l’absence de Moussa devenait insupportable, elle observait le renflement sous le t-shirt de Bintou. Elle portait un peu de Moussa en elle. Il était encore là, tout près. Il serait bientôt dans ses bras. Bintou accoucherait dans quelques semaines. Elle était à un peu plus de sept mois. Sept mois aussi sans aucunes nouvelles, aucun signe de la part de Moussa. Le reverrait-elle jamais ?
Un hurlement terrible résonna dans toute la Grande Maison. Il saisit tout le monde de terreur bien au-delà de ses murs. Dans le voisinage, pendant quelques secondes, les mères arrêtèrent d’allaiter leurs bébés, les enfants prirent un air grave et les pères retinrent leur respiration. Mama Jaynaba se précipita la première devant la chambre de Bintou avec sur ses talons toute la maisonnée. Elle rentra, faisant signe aux autres d’attendre. Au milieu de ses vêtements jonchant le sol, elle découvrit sa bru, debout à moitié nu, le regard hagard. En se déshabillant, Bintou découvrit un fin filet de sang qui coulait le long de ses jambes.
Je te félicite ! tes textes sont très prometteurs et j’apprécie particulièrement la volonté de réappropriation de nos narratives. Moi même, je me mets à écrire depuis peu. Je corrige depuis quelques temps des travaux de recherche et par déformation professionnelle je n’ai pas pu m’empêcher de noter quelques coquilles (non exhaustives). J’espère qu’elles te permettront d’améliorer ton texte :
« la ferme intention d’y mourir »
« la pluie en pleine saison sèche est de mauvais augure »
» à l’assaut de la mer »
« puis quelques jours après accrochait un tableau »
« c’est à elle qu’on envoie les vieux chiffons »
« un sourire en coin »
« mélancolique et renfrognée »
« en lui achetant un billet d’avion »
fais attention à l’utilisation de la virgule, la plupart du temps inutile précédent un « et » notamment.
Merci infiniment d’avoir pris le temps de me lire et de me corriger !!! Désolée pour la réponse tardive